Ma dernière randonnée avec Philip

L’île de Baffin fut l’une de nos premières randonnées dans le Grand Nord… C’est le cadre parfait pour un ultime voyage.

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Ma dernière randonnée avec Philip

Les eaux du fjord Pangnirtung s’étendent à mes pieds, serpentant très loin entre de hauts murs rocheux couronnés de neige. En 1995, Philip Kibler et moi sommes arrivés ici, dans cette partie de l’île de Baffin, après un périple de dix jours – 110 km de randonnée à travers le parc national Auyuittuq, puis le bateau jusqu’à la petite communauté inuit de Pangnirtung.

Et nous voici à nouveau perchés au sommet du mont Duval, en cette lugubre journée du 20 juin 2009, quatre jours avant ce qui aurait été le 16e anniversaire de notre rencontre. Je prends le vieux flacon de poche de Philip, verse dans mon verre une lampée de ce rhum cubain de sept ans d’âge qu’il affectionnait. Je me laisse tomber sur le sol pour penser à mon ami. Personne n’aurait pu enfermer un personnage comme Philip lorsqu’il était en vie, et le voici prisonnier d’une petite boîte de carton blanc!

Nous nous sommes rencontrés à Montréal en 1993, à un cours du soir offrant des leçons de français. Ce grand amoureux de la nature avait été chercheur en biochimie à Albany, dans l’État de New York, mais il venait d’emménager à Montréal pour y travailler dans une compagnie pharmaceutique. Philip avait passé une grande partie de sa jeunesse au chalet de ses parents, dans les Adirondacks, chassant, pêchant, vagabondant dans les montagnes. Il avait 33 ans quand j’ai fait sa connaissance. C’était un éternel adolescent, mais il était parfaitement équipé pour survivre dans la nature.

Nous étions curieusement assortis. Philip était un gringalet de 1,92 m, j’atteignais tout juste 1,58 m. Pour lui, un week-end n’était pas parfait si l’on ne dormait pas sous la tente, j’étais une princesse de la jet-set adepte des hôtels cinq étoiles. La première année de notre relation, je me suis lancée dans huit sports qui m’étaient inconnus jusque-là, des raquettes à la plongée sous-marine.

En randonnée, Philip était un professeur exigeant. Il m’expliquait une seule fois les règles de base, puis il me laissait me débrouiller jusqu’à ce que la leçon porte ses fruits. Petit à petit, j’ai appris à me surpasser physiquement en faisant du kayak, seule, le long des côtes du Maine. Le sac de couchage commençait à me plaire autant que les draps de coton égyptien, et j’ai fini par préférer les hivers québécois à l’éternel été des îles Caïmans où je me réfugiais à la première tempête de neige.

En 1995, après m’avoir vue partir plusieurs fois en Arctique pour des reportages, Philip a décidé que son tour était venu. C’est alors qu’il m’a convaincue de faire cette randonnée de dix jours dans le parc national Auyuittuq. Pendant notre longue marche, il était comme un poisson dans l’eau, heureux d’être loin du laboratoire où il étouffait. Autour des fabuleux ragoûts et currys qu’il arrivait à concocter avec nos aliments séchés, nous cherchions la carrière qui lui conviendrait le mieux: guide ou chef cuisinier. Cette première expédition dans le Grand Nord nous a conquis corps et âme. Philip est devenu un accro de l’Arctique.

Deux ans après, nous avons parcouru les 135 km séparant le lac Hazen du fjord Tanquary, sur l’île d’Ellesmere. À la fin de l’expédition, alors que nous étions serrés l’un contre l’autre dans un avion Twin Otter, Philip m’a dit, dans le bourdonnement de l’appareil: «Je sais ce que je veux faire le reste de mes jours. Je veux être pilote de brousse.» Il a pris des leçons de pilotage et, huit mois plus tard, il obtenait son diplôme au moment même où il quittait le laboratoire. Il avait juré de ne plus jamais travailler entre quatre murs. Pendant deux ans, pour être en mesure d’acquérir son permis commercial, il a pelleté de la neige l’hiver et tondu des pelouses l’été.

(Photo: Margo Pfeiff)

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En 2002, Philip rentrait aux États-Unis pour y piloter des coucous transportant des observateurs de baleines au-dessus de la baie du cap Cod. Il volait au-dessus du New Jersey pour y recueillir des données sur les chevreuils. Chaque été, il empilait son matériel de camping et son attirail de pêche à la mouche dans sa camionnette et filait de l’Alaska au Maine, gagnant sa pitance grâce à des petits jobs.

Le soir du 5 octobre 2007, un vendredi, j’ai reçu un bref courriel de Snohomish, dans l’État de Washington, où Philip terminait un été passé à lâcher des parachutistes d’un Cessna Grand Caravan. «Je viens de faire mon premier vol de pilote de Twin Otter!» pavoisait-il. Il avait une dernière mission ce week-end-là: lâcher neuf parachutistes en Idaho.

Trois jours plus tard, Nancy, sa mère, m’appelait d’Albany. Elle était morte d’inquiétude. «Tu as des nouvelles de Phil?» Une alerte télévisée avait annoncé qu’un Caravan volant de l’Idaho à Snohomish était en retard d’une journée. J’ai essayé de la rassurer, mais j’avais l’estomac à l’envers. Je savais. L’avion a été repéré 24 h plus tard, le nez enfoncé d’un mètre dans le flanc d’une des montagnes de la chaîne des Cascades. Pas de survivants. Philip avait 46 ans.

En mai 2009, deux semaines d’affilée, mon horoscope m’annonce «la visite d’un ex-amoureux». C’est seulement lorsque les propositions de reportages sur l’Arctique commencent à s’empiler sur mon bureau que la lumière jaillit : le lendemain de la mort de Philip, alors que Nancy me demandait s’il avait déjà exprimé quelque souhait, je me suis souvenue de ce jour où, après avoir passé la matinée à plonger dans les eaux des îles Turks-et-Caïcos, j’avais voulu savoir s’il avait déjà pensé à l’endroit où il aimerait que l’on disperse ses cendres après sa mort. «L’Arctique», m’avait-il répondu sans hésiter.

Le sommet du mont Duval se trouve à un jour de marche de Pangnirtung. Je quitte immédiatement le seul hôtel du hameau. En 1995, après notre randonnée vers Auyuittuq, nous avons filé droit vers ce havre pour y prendre la douche indispensable qui nous a coûté à chacun 19 $. Au tournant de la route, je commence l’ascension. Comme toujours dans l’Arctique, il n’y a pas de piste. Je me faufile entre les mares de neige fondante. J’ai oublié combien il est épuisant de se déplacer dans la toundra de hummocks, ces protubérances végétales de la taille d’un chou-fleur qui s’enfoncent sous les pas, comme si on marchait sur des oreillers de plume. Mes bottes imperméables sont vite détrempées et protestent contre cette rude première sortie de printemps.

L’ascension du mont Duval est régulière. Je m’arrête fréquemment. Je trouve le crâne d’un petit carnivore près d’un ruisseau. Je le ramasse, l’emporte, comme Philip le faisait afin de pouvoir examiner les vestiges à l’étape suivante . Lorsque j’arrive à mi-chemin de la crête, deux inukshuks m’indiquent le chemin du sommet.

Une fois arrivée en haut, je sors le vieux flacon soviétique de Philip et boit une lampée de rhum. Puis je regarde la boîte de carton blanc contenant ses cendres. Je ne ressens rien. Affreux. Aucun signe, aucun éclair, aucun sursaut d’inspiration, rien. J’ouvre mon sac à dos, en sort les photos que j’ai emportées. La première est un cliché très drôle de Philip : suspendu dans les airs dans sa combinaison de plongée, il est sur le point de percuter les eaux de la mer des Caraïbes. Une vague de colère me submerge. Je crie.

«Espèce d’idiot! Comment as-tu pu me quitter ainsi?» Je ne regarde même pas la deuxième photo. Je saute sur mes pieds, ramasse une pierre, la jette sauvagement dans le vide. «On ne cuisinera plus jamais ensemble!» Une autre pierre. «Je ne te battrai plus jamais au Scrabble!» Une autre pierre. « Et celle-ci, c’est pour tes parents que tu as obligés à traverser l’enfer de tes funérailles!» Je jette de plus belle, je crie de plus en plus fort. Je ne m’arrête que lorsque je suis trop essoufflée, trop épuisée pour continuer.

Et soudain, je me sens étrangement calme. J’ouvre la boîte blanche, le sac, puise une poignée de cendres. Je les garde un moment dans la main, puis je les lance vers le ciel. Une petite parcelle du fjord brille au soleil, les cendres étincellent dans l’air avant de se disperser. «Tu me manques», dis-je doucement à chaque poignée de cendres, à chaque petit fragment de lui se mêlant à l’infini. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien. Puis j’entame ma descente avec le sentiment d’avoir répandu, en libérant ma colère, beaucoup plus que le contenu de la petite boîte blanche.

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