L’enquête qui m’a sauvé la vie

Je voulais tester notre système de santé à deux vitesses. J’ai découvert que j’avais une bombe à retardement dans la poitrine…

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«Va falloir vous ouvrir, monsieur Bouchard, déclare le cardiologue sans quitter des yeux ses écrans de contrôle. Vos artères sont bloquées à cinq endroits, dont deux à 80 pour 100.» Je laisse échapper un petit rire nerveux. «M’ouvrir?» J’ai froid. Je tremble comme une feuille sous ma jaquette bleue. J’ai des électrodes collées un peu partout sur le corps. Un cathéter et des tubes dans les bras.

Des images terribles de cisailles me fendant le thorax défilent dans ma tête. D’une voix chevrotante, je supplie le médecin de faire comme si c’était sa femme ou son enfant sur la table d’opération. Il s’éloigne, tient un bref conciliabule avec ses équipiers, puis revient.

«Je vais faire encore mieux, dit-il. Je vais faire comme si c’était moi.»

Et le voilà qui s’affaire au-dessus de mon avant-bras, fixé à la table par une sangle. D’un coup, je ressens une sensation bizarre, un pincement: c’est le tube qui se faufile dans mon artère radiale et se dirige lentement vers mon cœur, chargé de petits ballons qui vont débloquer mes artères.

Dire qu’il y a trois mois je voulais simplement faire mon métier de journaliste en racontant mon histoire: celle d’un quadragénaire plutôt actif, ancien sportif de haut niveau, mais avec un penchant occasionnel pour le sport sur canapé, la bière et les ailes de poulet. Le quadragénaire en question, donc, naviguerait à vue dans notre système de santé «multivitesse» pour obtenir un simple bilan de santé.

L’idée de cette enquête m’est venue après un véritable électrochoc: la mort d’un ami des suites d’un AVC, le lendemain de mon 45e anniversaire, en juin 2008. Il avait à peine quelques années de plus que moi.

Je me suis souvenu que, lors de mon dernier bilan de santé, qui datait déjà de près de deux ans, j’avais appris que mon niveau de triglycérides était dangereusement élevé, que mon taux de glucose laissait craindre la possibilité d’un diabète. Et je ne parle pas de mes antécédents familiaux plutôt inquiétants (diabète, cholestérol, hypertension, cancer). Bref, entre le poids de mon patrimoine génétique et mon style de vie pas toujours très «bio», je me suis soudain senti comme le gars qui fume un cigare, assis sur un baril de poudre.

Cela m’a donné envie de revoir mon médecin de famille. Et comme, chez moi, l’homme n’est jamais très loin du journaliste, je me suis demandé: Qu’est-ce qui se passerait si je n’avais pas de médecin de famille? Après tout, c’est le cas de plus de 1,7 million de Québécois. Combien de temps cela me prendrait-il dans le public? Et dans le privé?

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29 octobre. Je téléphone à la secrétaire de mon médecin de famille, qui me donne un rendez-vous le 11 décembre. Quarante-trois jours d’attente!

Je me glisse alors dans la peau du «monsieur qui n’a pas de médecin de famille» et j’appelle Info-Santé, désireux de savoir comment faire pour obtenir un bilan de santé.

«Vous avez des symptômes? me demande la dame à qui je viens de déballer toutes les bonnes raisons que j’ai de m’inquiéter.

-Non, je veux simplement passer des examens à titre préventif.

-Si vous avez des problèmes concrets, vous pouvez vous rendre dans une clinique sans rendez-vous. Sinon, c’est très difficile.»

Avant de raccrocher, elle m’encourage à contacter les cliniques environnantes pour leur demander si leurs médecins prennent encore des patients.

«Vous pouvez aussi appeler votre CLSC pour qu’on mette votre nom sur une liste d’attente», ajoute-t-elle.

30 octobre.
Le lendemain, je me présente aux urgences de l’hôpital le plus proche de chez moi: le Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CHUS). Une heure plus tard, je suis assis devant une dame qui m’écoute gentiment. «Votre cas n’est pas urgent, dit-elle. Ne perdez pas votre temps à attendre ici. Vous risquez de poireauter des heures avant de parler à un médecin.» Elle me conseille une clinique sans rendez-vous, au centre-ville, où certains médecins accepteraient encore des patients.

Quelques minutes plus tard, j’entre dans une clinique d’urgence, où je suis accueilli par deux compteurs de gestion de file d’attente: l’un pour s’enregistrer, l’autre pour voir le médecin. La salle est bondée. L’horloge affiche 11h10. Sur tous les visages, un mélange d’impatience et de résignation.

Au bout de deux heures, je m’approche doucement du comptoir de la réceptionniste pour savoir à quoi m’en tenir. Lasse de répondre toujours à la même question, elle me rétorque que le temps d’attente n’est pas de son ressort. J’attends encore une bonne heure avant de jeter l’éponge. Il faut que je file; j’ai rendez-vous chez le dentiste.

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31 octobre. Tenace, je retourne à la même clinique le lendemain matin. Trente minutes plus tard, la réceptionniste appelle mon numéro.

«C’est pour faire un bilan de santé.»

Elle m’explique alors que je suis dans une clinique d’urgence.

«J’ai des problèmes de triglycérides. J’ai peur. J’aimerais passer des tests.

-Nous n’avons plus de médecin de famille ici.

-Alors, je fais quoi?

-C’est compliqué, soupire-t-elle.

Elle finit par céder, mais me met en garde:

«Le docteur va peut-être accepter de vous voir, mais il ne deviendra pas votre médecin de famille. D’accord?»

Une heure et quelques contrariétés plus tard, je me retrouve enfin devant un vrai médecin à qui je peux confier mes angoisses.

«Vous voulez un check-up? Mais, ici, c’est une clinique d’urgence.

-C’est une dame à l’urgence du CHUS qui m’a dit de venir.

-Ça ne m’étonne pas. Ils nous les envoient tous…

-Je veux juste passer des tests en attendant de me trouver un médecin.

-Je ne peux pas. Si je vous fais passer des examens, il faudra que je m’occupe de vous. Et ce n’est pas ma spécialité. Je suis urgentiste.»

Il referme la porte du cabinet.

«Je connais un endroit où ils peuvent vous recevoir rapidement.

-Où ça?

-Au troisième guichet.

-Ici?

-Juste à côté de la réception.

-Une clinique privée?

-Cela vaudrait peut-être la peine de payer une fois. Pour passer des tests et vous rassurer. En attendant de trouver un médecin.»

Le temps de ramasser mes affaires, et je me plante devant le troisième guichet. L’accueil est charmant.

«La première visite coûte 295$: 75$ pour l’ouverture d’un dossier, et 220$ pour un examen d’une heure avec le médecin. Ensuite, le tarif est de 80$ par tranche de 20 minutes.

-Et vous avez une place pour moi?

-Cette semaine? La semaine prochaine?»

J’hésite. Je n’ai jamais été chaud à l’idée d’une médecine à deux vitesses, mais, après tout, je suis en mission. Je laisse de côté mes principes et je «m’achète» un médecin de famille.

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5 novembre. Cinq jours plus tard, je retourne dans cette clinique à deux vitesses. La salle d’attente est toujours aussi pleine de visages pâles qui toussotent. Sans prendre de numéro, je me dirige directement vers le troisième guichet. Quelques minutes plus tard, je suis reçu, dans un cabinet plutôt cossu, par un ancien urgentiste qui m’explique s’être désaffilié du régime de l’assurance maladie parce que le public ne lui permettait pas de pratiquer la médecine familiale comme il l’entendait.

Il m’écoute attentivement, puis enchaîne par une série de questions qui ratissent large: hygiène et habitudes de vie, historique médical, antécédents familiaux.

«On peut déjà avoir une bonne idée du niveau de risques à partir des prédispositions génétiques», dit-il.

Il m’interroge ensuite sur mon état émotif et ma santé mentale, avant de m’ausculter de la tête aux pieds. Au bout de 66 minutes, je ressors de son cabinet avec une demande complète d’examens sanguins que je dois aller passer… dans le public, au CHUS – donc, aux frais du contribuable.

Il me promet de me revoir dès qu’il aura reçu mes résultats. Je laisse filer quelques jours, dont trois sans consommer d’alcool – comme l’exigent les tests -, avant de me rendre à l’hôpital la semaine suivante.

Pour aller au bout de mon enquête, je dois finalement passer par le Privé avec un grand P. Je contacte trois cliniques montréalaises: RocklandMD, le MédiClub du Sanctuaire et Omnium-Santé du Millenia Groupe Santé, au centre-ville. A chaque coup de fil, une conseillère me détaille les différents forfaits offerts; chaque fois, on me promet un service personnalisé, rapide et efficace.

J’arrête mon choix sur un luxueux établissement qui, moyennant 1250$, s’engage à réaliser mon bilan de santé complet en cinq heures chrono.

Rapidement, je reçois confirmation de mon rendez-vous. Le courriel, signé par la directrice du marketing, décrit dans le moindre détail tous les examens: profil biochimique, hématologique et lipidique; échographie abdominale; électrocardiogramme (ECG); analyse des habitudes alimentaires; évaluation de la condition physique, de la vue, du souffle, de l’ouïe et du niveau de stress.

Bref, c’est cher, mais, comme le disait une célèbre pub, «c’est plus que du bonbon!»

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14 novembre. Je suis accueilli à la clinique par une jeune femme mince et énergique qui me prend en main, m’offre un petit-déjeuner santé et me pilote d’un étage à l’autre tout au long de l’avant-midi: cardiologie, audiométrie, radiologie, spirométrie…

Puis, en fin de matinée, une médecin me reçoit dans son cabinet pour ma rencontre de bilan. L’air soucieux, elle m’annonce que je commence peut-être à souffrir de diabète, que je vais devoir prendre des médicaments contre le cholestérol et que mes «réserves» en triglycérides sont cinq fois plus élevées que la normale. J’avais beau m’y attendre un peu, j’ai du mal à encaisser le coup. Mais le plus dur reste à venir.

«Votre électrocardiogramme indique que vous avez un bloc de branche gauche.

-Un bloc de quoi?

-De branche gauche. C’est une anomalie du système de conduction électrique du cœur, un défaut qui empêche de valider le résultat de votre test à l’effort. Il va falloir approfondir. Passer une scintigraphie du cœur. Une sorte de scanographie qu’on appelle un MIBI-Persantin.»

Je ressors de là complètement sonné, les bras chargés de recommandations et de prescriptions diverses, dont une pour un examen en médecine nucléaire pour mon «bloc de branche gauche». D’ailleurs, c’est quoi un bloc de branche gauche? Je passe la soirée à surfer sur le web pour trouver la réponse: «Un bloc de branche gauche peut indiquer la présence d’une affection cardiaque grave…» Et un MIBI-Persantin? «Un examen de médecine nucléaire dont l’objectif est de détecter et d’évaluer l’ischémie myocardique…» Une ischémie? «Interruption ou diminution de la circulation sanguine dans un organe…»

Terrifié, j’appelle différents hôpitaux pour prendre rendez-vous. Comme le délai d’attente est sensiblement le même à Montréal et à Sherbrooke, je choisis l’établissement le plus proche de chez moi. Douze jours, c’est long. Surtout quand on vient d’apprendre qu’on est une bombe à retardement.

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26 et 27 novembre. Comme le test de MIBI-Persantin se déroule sur deux jours, je retourne au CHUS deux matins de suite.

La première fois, on m’injecte un produit radioactif, puis on me glisse dans la mâchoire d’un gigantesque appareil photo (un scanner) qui prend une multitude de clichés de mon cœur. Le lendemain, on me fait marcher sur un tapis roulant pendant un petit moment avant de me replonger dans la machine pour observer le comportement de mon cœur après l’effort.

1er décembre. Normalement, l’hôpital doit transmettre les résultats de mon test à la clinique privée de Montréal, et je devrais attendre sagement à la maison que celle-ci me contacte. Or, avec tout ce que j’ai lu depuis deux semaines, je suis littéralement rongé par l’inquiétude. Je décide donc d’aller chercher une copie de mes résultats au CHUS. Et j’ai rudement bien fait…

Ce que je lis, en longeant au ralenti les couloirs de l’hôpital, me fait dresser les cheveux sur la tête: Ischémie, dilatation réversible du ventricule, signe de sévérité… Même si le jargon médical m’échappe en grande partie, je comprends que j’ai un truc pas très «kasher» au cœur.

A partir de là, je dois dire que mon enquête et mon objectivité journalistiques prennent un peu le bord. Au diable, mon article sur les grandeurs et misères de notre système de santé: je suis peut-être à deux doigts de faire un infarctus!

Paniqué, je téléphone à une amie médecin. Elle confirme mes angoisses et me promet d’en parler à un copain cardiologue.

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5 décembre. Inquiète et sans nouvelles du cardiologue, mon amie me rappelle quelques jours plus tard.

«As-tu des douleurs à la poitrine?»

Je lui explique que j’en ai souvent et que je les ai toujours attribuées à mon asthme, au stress ou à une mauvaise digestion. Mais, face à des résultats aussi alarmants, je décide cette fois de cesser d’interpréter moi-même mes symptômes. Nous savons, mon amie et moi, qu’il s’agit probablement d’autre chose…

Elle me dira plus tard ce qui a déclenché l’alerte rouge dans son esprit: les diabétiques peuvent faire des infarctus silencieux parce que leur maladie les rend souvent insensibles aux douleurs de l’angine de poitrine.

«Va à l’urgence», m’ordonne-t-elle.

Je saute aussitôt dans ma voiture en emportant l’enveloppe contenant les résultats de mon MIBI-Persantin et de mes tests sanguins. Quand je passe la porte du CHUS, il s’est écoulé 37 jours depuis le début de mon enquête et depuis qu’on m’a gentiment conseillé d’aller voir ailleurs. Cette fois, j’ai droit au traitement VIP. C’est drôle comme une douleur à la poitrine peut semer l’émoi dans une urgence!

Dès que je tends l’enveloppe, on me place en observation et on me couvre d’électrodes. Un médecin m’ausculte. Une infirmière me demande d’évaluer l’intensité de la douleur dans ma poitrine sur une échelle de 1 à 10. Je réponds entre 3 et 4. Puis elle me dit d’ouvrir la bouche et me pulvérise de la nitroglycérine sous la langue. La douleur retombe à 1 (mais je suis tellement angoissé que je n’en suis pas convaincu). L’infirmière grimace. «Ce n’est pas bon signe», dit-elle.

J’attends quatre jours avant de passer sur le billard. Quatre jours au lit, à me soumettre à une batterie de tests,  sans pour autant avoir l’air malade. Peu avant de descendre en salle d’opération, un cardiologue m’avoue son trouble: «Vous n’avez pas d’angine de poitrine. Tous vos ECG sont beaux. Il ne serait pas étonnant que votre coronarographie soit négative.»

Trois heures plus tard, je remonte du bloc opératoire avec trois endoprothèses dans les artères pour lui prouver le contraire. Trois stents, comme ils disent. «Estimez-vous chanceux, m’a confié le cardiologue à qui j’ai raconté mon histoire. Vous étiez à deux heures, deux jours, deux mois, deux ans d’un infarctus majeur.»

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10 décembre. Ironie du sort, j’obtiens mon congé de l’hôpital la veille de mon rendez-vous avec mon médecin de famille – soit 42 jours après le début de cette enquête. Quarante-deux jours qui ont changé ma vie et mon regard sur notre système de santé. Et sur moi-même, puisque je suis le premier responsable de ce qui m’est arrivé: comme beaucoup d’hommes, j’ai plus ou moins consciemment choisi de ne pas voir, de ne rien changer à mon style de vie. Pourtant, tous les voyants étaient au rouge, et je m’en doutais bien.

Notre système de santé s’est quant à lui montré égal à lui-même: capable du meilleur comme du pire, de sauver une vie avec une remarquable efficacité comme de laisser ses «ouailles» aller à la dérive. On nous parle sans arrêt de médecine familiale et d’amélioration des délais d’attente, or, même si j’ai la «chance» d’avoir un médecin de famille, j’ai dû attendre un mois et demi avant de pouvoir entamer un bilan.

Que se serait-il passé si je n’avais pas eu de bonnes assurances me permettant d’aller dans une clinique privée? si je ne travaillais pas pour un magazine qui a accepté d’assumer une partie des frais de consultation?

Et je ne peux même pas affirmer, en conclusion, que le privé est la solution à tous nos maux: le premier médecin à 295$ que j’ai vu n’a pas cru bon de me faire passer tout de suite un test à l’effort sur tapis roulant. Quant à la superbe clinique privée qui a permis de découvrir mon problème cardiaque, elle n’a jamais reçu les résultats de mes examens à la suite d’un incroyable cafouillage administratif… et personne ne s’en est inquiété, jusqu’à ce que je rappelle, cinq mois plus tard. Pour le suivi, on repassera!

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