L’escroc

Comment un type comme les autres a-t-il persuadé des conjointes et des milliardaires d’investir dans ses mensonges ?

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L'escroc

Antoinette ( nous nous contente­rons de son prénom ) est une divorcée torontoise de 54 ans. Son nouveau soupirant vit dans un appartement-terrasse de l’élégant quartier de York­ville.

Après seulement quelques mois de fréquentation, elle s’y installe avec lui. Cédant à ses instances, elle vend sa maison et quitte son emploi. Il lui propose d’investir le produit de la vente et une partie de son épargne-retraite dans sa banque d’affaires. Elle lui confie 155 000 $, une large somme pour elle. Il rédige un contrat et s’engage à faire d’elle l’administratrice de Marwa, qui prête beaucoup d’argent à taux d’intérêt élevé.

Ils se marient en mars 2013, un an à peine après leur rencontre. Antoinette devient madame Rosenberg. Tout dans leur appartement est au nom du mari – à sa demande, elle a donné ou vendu presque tout ce qui lui appartenait.

Il raffole des marques de luxe. Faire les boutiques est pour lui une distraction quotidienne, et il y est accueilli comme un roi. Quelques mois plus tard, en exa­mi­nant des documents bancaires de Marwa, Antoinette relève le nom d’une autre femme : Mihaela Zavoianu. Cette inconnue semble disposer d’un pouvoir de signature sur le compte bancaire de l’entreprise. Albert lui explique que Mihaela est une ex-associée qu’il tente d’aider.

À la même époque, elle confie sa bague de fiançailles à un bijoutier pour un ajustement. Au premier coup d’œil, l’homme est impressionné, mais en examinant la pierre à la loupe, il se rend compte qu’elle est fausse. Sommé de s’expliquer, Albert déclare qu’au temps de sa grand-mère, les femmes avaient des copies de leurs bagues qu’elles emportaient en voya­ge. Le faux bijou aura été pris pour le vrai. Comme dans tous ses mensonges, l’histoire est juste assez plausible pour qu’Antoinette trouve plus facile d’y croire que d’envisager le pire.

Un soir, au cours d’une promenade, Antoinette tente d’évoquer leurs pro­blè­mes conjugaux. Albert se fâche et lui empoigne le bras avec une telle force qu’elle en garde des ecchymoses. Le lendemain, elle bavarde avec sa fille sur Skype. Comme d’habitude, son mari rôde derrière elle. Lui donnant le change, elle parle de tout et de rien pendant que sa fille mène une se­conde conversation par écrit à l’écran.

Elle pense que sa mère est en danger et la supplie de parler à la police. Peu après, Antoinette se présente au poste de la 53e division et décrit les violences physiques et psychologiques que lui fait subir son mari. Elle affirme aussi douter de tout ce qu’il a pu lui raconter sur sa situation financière.

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Albert Allan Rosenberg change souvent les détails de sa bio­graphie, dont voici la version classique : il est né au Caire, ville où Alvin, son père, avocat canadien en droit international, était en poste au début des années 1940. Il avait moins d’un an quand ses parents se sont établis en Suisse, pays d’origine de sa mère, Marcelle, où elle a rencontré son mari. Albert a grandi dans la ville de Küsnacht.

Au milieu des années 1960, la famille vit au Canada. Albert prétend avoir étudié l’informatique à l’Université de Toronto et fait une maîtrise en administration des affaires à Harvard. Mais le programme d’études de premier cycle en informatique de l’université torontoise n’a été créé que dans les années 1970, et il n’existe aucune trace de lui dans les dossiers de Harvard.

C’est au début de cette décennie qu’il revient en Suisse. Il y épouse Karin Wander (la véritable héritière d’Ovomaltine), qui lui donne trois filles. À Zurich, il aurait fondé une société fiduciaire d’intérêt public avec sa riche belle-famille, mais il lui arrive aussi de dire que cette société a plus de 100 ans d’existence. Les contradictions de ce genre pullulent dans ses récits, qu’il brode autour de quelques faits vécus quand il ne ment pas purement et simplement.

En 1981, Albert et Karin Rosenberg s’installent à Toronto et y ouvrent une galerie d’art. Ils prennent des œuvres en consignation. Mais au lieu de verser le produit de leur vente aux galeries qui les leur ont confiées, ils s’en servent pour régler des factures : location de voitures, abonnements au club de tennis… Durant l’été 1986, l’un des galeristes escroqués les dénonce à la Gendarmerie royale du Canada. Peu après, le couple est accusé de fraude, pour un montant dépassant 300 000 $. Karin s’enfuit en Europe avec ses filles, tandis qu’il est arrêté, puis relâché après avoir versé une caution de 2 000 $.

Alors qu’il attend son procès, il fait la connaissance d’une photographe appelée Lorraine Monk. Elle est en train de réunir des fonds pour créer un musée canadien de la photographie. Il propose de l’aider en achetant une toile de Picasso, Buste de femme, qu’ils revendraient ensuite pour réaliser un important bénéfice. Seule condition : il a besoin de 100 000 $. Une semaine après avoir signé le chèque, Lorraine apprend qu’il a fait faillite et est accusé de fraude. Lors du procès, elle raconte qu’elle était si désespérée qu’elle a songé au suicide. Albert est condamné à quatre ans de réclusion – le premier de ses nombreux séjours en prison.

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En 1991, il obtient sa libération conditionnelle et récidive, cette fois à Hali­fax. Condamné et incarcéré la même année, il est à nouveau libéré sous condition en 1994. Cinq mois plus tard, il est encore arrêté et condamné à deux ans pour escroquerie. Après cette dernière condamnation, il revient à Toronto où il a une liaison avec une femme appelée Birgitta Baldes.

Ils déménagent à Aix-en-Provence, en France, durant l’été 1998. Le journaliste canadien Nic Steed vit alors dans cette ville. Il trouve le couple Rosenberg si distrayant qu’il passe outre plusieurs indices troublants. Il se souvient d’avoir été reçu dans son opulente villa louée. Albert faisait volontiers étalage de sa collection de peintures, où figuraient des œuvres de Francis Bacon et Mark Rothko. Tout comme la coûteuse villa, l’art était pour lui une façon d’établir sa réputation – un accessoire de sa complexe mascarade.

On apprendra plus tard qu’il avait acheté les tableaux à la prestigieuse ­galerie Marlborough de New York. Il avait postdaté le chèque de 4,3 millions de dollars en prétextant qu’il lui fau­drait quelques jours pour virer les fonds de sa fiducie. La galerie avait aussitôt ­expédié les toiles. Il les avait proposées à Christie’s, mais la célèbre maison de vente aux enchères londonienne avait décliné, peut-être parce qu’il n’avait pas les titres de propriété.

Il avait ensuite approché Sotheby’s, qui avait accepté et lui avait versé un acompte de 700 000 $. L’homme n’avait pas ­attendu son reste. Quand le détective privé engagé par la galerie Marlbo­rough finit par le retrouver, en octobre 1999, Birgitta Baldes et lui étaient à Florence. Il était en train d’y créer son nouveau personnage, celui d’un riche collectionneur d’antiquités.

Arrêté en Italie à la demande de la police française, le couple est relâché pour une raison technique (les documents français ont été livrés trop tard). Retourné en France, il y est arrêté en 2000. Albert est reconnu coupable de fraudes, mais repart rapidement au Canada. Pendant la décennie suivante, il fait de la prison à plusieurs reprises. Chaque fois qu’il est relâché, il s’introduit dans un nouveau cercle, gagne la confiance de ses membres, les vole et finit par se faire arrêter.

En 2009, il fait la connaissance en ligne d’une Torontoise, Mihaela Zavoianu. Elle emménage dans son appartement-terrasse et confie plus de 80 000 $ – toutes ses économies – à l’homme qu’elle va épouser. En 2010, la relation tombe en panne quand Albert est emprisonné, mais elle reprend dès sa sortie. Au cours de l’hiver 2012, il demande à Mihaela de quitter temporairement l’appartement. Sa fille, explique-t-il, fait une grave dépression, et il va l’héberger.

En réalité, il vient de rencontrer Antoinette.Après la dénonciation d’Antoinette, les mensonges d’Albert Rosenberg commencent à être dévoilés. Elle remet tous leurs documents financiers personnels aux autorités, qui font appel au service de la répression des fraudes. Les victimes interrogées – pour beaucoup des hommes instruits gagnant très bien leur vie – pleurent en racontant leur histoire. Les policiers l’accusent de voie de fait contre un membre de sa famille et de huit tentatives d’escroquerie totalisant 1,2 million de dollars.

Il plaide coupable à tous les chefs d’accusation. Après son arrestation, Antoinette doit emménager chez sa fille, faute d’argent pour payer ne serait-ce qu’un modeste loyer. Albert est condamné à cinq ans de prison.

En septembre dernier, je lui ai rendu visite dans l’établissement à sécurité moyenne de Beaver Creek, à Gravenhurst. En sortant du contrôle de sécurité, je l’ai aussitôt aperçu derrière une porte vitrée. De loin, il avait l’allure menaçante des vilains dans les films de James Bond. De près, sans lunettes de soleil, ses petits yeux sombres paraissaient plus désespérés que glacés. Des touffes de poils gris hérissaient ses oreilles pointues. Il parlait d’une voix douce et avait l’air distingué, au premier abord du moins.

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Beaver Creek m’a semblé une prison supportable. Tous les jours, Albert se lève à 5 h 30, presque deux heures plus tôt que les autres. « C’est la force de l’habitude, après des
années de succès en affaires », confie-t-il. Il passe la matinée à aider des détenus qui étudient pour obtenir leur diplôme d’études secon­daires. L’après-midi, il est libre de son temps. Il fréquente la bibliothèque, trouve sa collection « pas si mal ». Les détenus préparent leurs propres repas. Certains cuisinent en groupe, pas lui. Il entretient sa forme intellectuelle en étudiant les grands philosophes. Ces derniers temps, il s’intéresse à Kierkegaard.

Une grande partie de ce qu’il m’a raconté sur sa vie ne collait pas avec les données que j’avais recueillies, et parfois même avec ses propres déclarations. « En quelle année êtes-vous né ? » ai-je demandé au début de notre entretien. « 1942 », a-t-il répondu. « Quel âge avez-vous ? » ai-je voulu savoir une heure plus tard. Il affirme avoir 69 ans. Mentir est un réflexe chez lui, si bien qu’on ne peut être sûr de rien à son sujet.

À la bibliothèque, j’ai déniché un article du Toronto Daily Star sur un jeune homme appelé Albert Rosenberg qui avait gagné un prestigieux prix étudiant. La photo était floue, mais j’ai eu l’impression de reconnaître ses oreilles pointues. L’article était paru en 1946, auquel cas il aurait nettement plus de 80 ans aujourd’hui. C’est vous ? lui ai-je demandé en lui montrant une photocopie du quotidien. Il a acquiescé.

Plusieurs de ses victimes admet­tent qu’elles ont eu des doutes, qu’il y avait des signes, mais que pouvait-on faire ? – demander à un type comment il peut avoir 69, 72 et 80 ans et des poussières en même temps ? Il avait une explication à tout. Ce n’était qu’un malentendu, jure-t-il. Il a toujours eu l’intention de rembourser ses bailleurs de fonds et compte toujours le faire dès qu’il sera libre.

Il aura droit à une libération con­ditionnelle dans quelques années. Il affirme qu’il n’essaiera plus d’escroquer qui que ce soit. « Il faut en finir. Je me retrouve toujours ici », soupire-t-il. Lors de ma dernière visi-te, il m’a demandé si j’avais reçu le texte de Kierkegaard qu’il m’avait envoyé. Je l’avais eu, mais ce qu’il appelait un extrait ressemblait da­van­tage à un compte rendu de Wikipédia. Il n’en était pas moins signi­fi­­ca­tif. Selon Kierkegaard, la vérité est subjective.     

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