Les confessions d’un chauffeur de taxi

Un romancier évoque son ancien métier et les leçons qu’il en a retenues.

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Les confessions d'un chauffeur de taxi

Pendant des années, j’ai conduit un taxi à Montréal et je n’en suis pas ressorti particulièrement grandi.

Les principaux souvenirs qui me restent ne sont pas ce que j’ai glané dans les rues aux petites heures, mais des états de fatigue, d’hébétude et de travail acharné. J’adorais conduire.

Mais rouler 12 heures la nuit, sept soirs par semaine, avec peu de pauses, et écrire des romans le jour entre quelques heures de sommeil, n’a strictement rien de romanesque. Le temps vous manque et vous mine. Et tout ce que j’ai pu raconter à mes clients ne devait pas être d’un grand intérêt.

Lorsque vous montez dans un taxi, le chauffeur n’a qu’une idée en tête : vous mener à destination, trouver un autre client, se fouetter pour en dénicher un suivant et ainsi de suite jusqu’à la fin de son service. D’abord, il doit payer la voiture qu’il loue et l’essence qu’il consomme. Et c’est seulement après huit ou neuf heures de ce régime qu’il fait des bénéfices – sur sa journée de 12 heures. De sorte que ses propos sont altérés par l’ennui ou l’épuisement, appauvris par le stress et l’anxiété, ou faussement enjoués pour garder le moral.

Cela dit, on lui parle beaucoup, et il entend de nombreux bavardages. Des verbiages aussi, inspirés par l’alcool après une soirée bien arrosée. Certaines réflexions cependant sont d’une étonnante sincérité. Un chauffeur attire les confidences, bien plus qu’un barman, par exemple, car ses clients ne le revoient pas. Parfois, il est le témoin de véritables confessions.

Désespoir, remords, contrition, énervement, haine, honte et agressivité – tout y passe : récits, insultes, traits d’esprit, propos brillants, tendres ou généreux. C’est un aperçu de la vie secrète de la ville.

À force de la sillonner, il apprend en effet à connaître la ville en profondeur. Un chauffeur de taxi découvre plus de zones et de quartiers que n’importe quel autre de ses concitoyens. Ses clients se présentent rarement sous leur meilleur jour. Les échanges avec eux sont brefs, superficiels, occasionnels, limités, mais très variés et parfois révélateurs. Je ne me suis jamais considéré comme un véritable chauffeur de taxi.

Je connais le métier, je sais ce qu’il en coûte de conduire quelques années, mais pas 40 ans. Au fond, j’étais un imposteur, un écrivain qui conduisait pour pouvoir écrire. Cependant avec le temps, le pouls de la ville avait fini par rythmer le mien.

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Je commençais à 17 h pour attraper les employés qui sortaient de leurs gratte-ciel ou de leurs bureaux. Puis je m’engouffrais dans la clameur des embouteillages en direction des aéroports et retour. Ensuite, je m’occupais de ceux qui, restés au centre-ville, allaient au restaurant ou au spectacle. Enfin, j’élargissais le périmètre pour en mener d’autres aux matchs de hockey ou dans les boîtes de nuit. Je prenais ensuite une pause pour manger. Entre 1 h et 3 h, je ramenais ceux qui avaient trop bu. À 3 h, des fêtards en ­goguette envahissaient les trottoirs à la recherche d’un taxi. C’était de l’argent vite gagné, les rues étant désertes, je pouvais foncer et revenir à vive allure pour prendre d’autres noceurs.

Seconde pause. Puis je partais en chasse afin de trouver ceux qui avaient des horaires improbables ou se rendaient à l’hôpital. À 5 h, quand Montréal s’éveillait, je rentrais enfin chez moi. On en voit du monde pendant ces 12 heures-là. Des nantis comme des vauriens, des solitaires, des fous, des individus harassés ou poseurs, un ­sacré méli-mélo.

Mes plus mauvaises rencontres ? Un soir, un vieillard dépenaillé, courbé, à la toux grasse, m’avait supplié de le prendre gratuitement en pleine tempête de neige, alors que des dizaines d’autres clients m’attendaient pour échapper au blizzard. Arrivé dans son quartier, il m’avait offert 100 dollars pour l’accompagner à sa chambre. Je lui fis remarquer sa supercherie. Pourquoi m’offrir une fortune pour le suivre, et ne pas me payer les 10 dollars de la course ? Il avait décampé en vitesse.

Il y eut aussi l’amant éconduit qui avait besoin de parler. On avait fait le tour du même pâté de maisons pendant des heures. Heureusement, le compteur tournait aussi, mais cet homme avait transformé la banquette arrière de ma voiture en divan de psy. La liste de mes mésaventures est longue ! Ces jeunes qui tenaient à ce que j’emprunte une rue bondée après un match de hockey, sachant tout comme moi que c’était une mauvaise idée. Ils avaient attendu que le taxi soit coincé au milieu de la circulation pour déguerpir sans payer.

Ou cet autre client qui, un soir, m’avait demandé de le conduire en banlieue à une heure de la ville et qui s’était éclipsé au dernier moment. La colère m’a alors fait perdre une heure à le chercher dans les arrière-cours, alors qu’il ronflait probablement déjà sous la couette.

Quant aux meilleurs moments, ils étaient pratiquement inexistants, à l’exception de courses rapides et bien payées, ou de circonstances extraordinaires, comme le jour où ma voiture avait dérapé sur la glace noire d’une rue étroite. J’avais réussi à la maîtriser entre deux rangées de voitures garées à quelques centimètres de moi, sans les érafler. Le client pensait que j’étais un as du volant, mais j’avais frôlé la syncope. J’avais peine à croire à une telle chance et à ma sottise d’avoir emprunté cette voie.

Car il fallait de la chance et de la stupidité pour conduire de la sorte et en réchapper. Un soir, je m’étais exceptionnellement absenté ; l’homme qui me remplaça au volant fut poignardé et grièvement blessé. Les chauffeurs sont des cibles vivantes. Plus d’une fois, pour me défendre, j’avais dû brandir le cric que je tenais à portée de main sous mon siège. C’était avant qu’on installe des signaux clignotants discrets que les chauffeurs allument en cas de danger. Mais comme ils se retrouvent parfois dans des lieux isolés, ces clignotants ne sont alors
d’aucune utilité.

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De là vient peut-être l’idée tenace selon laquelle les chauffeurs de taxi occuperaient une position exceptionnelle. On se dit que, confrontés chaque jour à de petites péripéties, ils en tirent un enseignement hors du commun (c’est parfois vrai). On pense que les taxis, à l’instar des policiers patrouillant la nuit, ou du personnel infirmier affecté aux urgences, ont bien des choses à nous apprendre.

C’est faux. L’opinion d’un chauffeur n’est pas plus respectable ou significative que celle de quiconque, si ce n’est qu’il doit souvent la réviser en fonction de ce qu’il vit au quotidien. Il y a une autre explication à la légende.

Ceux qui hèlent un taxi dans une ville étrangère sont rarement désargentés, contrairement au chauffeur. Si bien que soudain, dans cet espace confiné, deux cultures ou deux classes sociales sont forcées de communiquer. Le client a alors l’impression de plonger dans l’authentique. Tout lui semble différent, hors norme, langue, accent, opinions ou véhémence de son interlocuteur, tout lui paraît plus savoureux et neuf. Au fond, il se frotte à de l’inhabituel, sans plus.

Le chauffeur, lui, y est habitué puisqu’il le vit à longueur de journée. Il a eu tout le temps d’affiner son discours, de le rendre attrayant. Il sait ce qui attise la curiosité et retient l’attention.

Aussi, sans faire d’efforts particuliers, il excelle à fasciner l’étranger de passage. Et puis, ça lui assure de meilleurs pourboires.

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