Le chemin le plus long, le périple d’une vie

Malgré les conditions climatiques excessivement arides et inhumaines, traverser le Labrador à pied était pour Noah Nochasak une question de fierté. Et s’il pouvait en apprendre plus sur lui-même et ses ancêtres – et peut-être, mais seulement peut-être – trouver une petite amie… ce serait encore mieux!

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Le chemin le plus long, le périple d'une vie

Par un matin froid de février, à Nain, Terre-Neuve-et-Labrador, Noah Nochasak et moi tirons nos traîneaux en fibre de verre le long des rues enneigées vers la sortie de la ville.

Nos pas crissent sur la chaussée gelée, des motoneiges nous dépassent.

De temps à autre, quelqu’un sort de chez lui pour embrasser Nochasak et lui souhaiter bonne chance.

Puis les dernières maisons disparaissent, et le seul signe d’humanité est la piste de motoneige empruntée pour chasser et ramasser du bois de chauffage. Il y a 20 ans, c’était aussi un sentier de chasse au caribou, avant que le troupeau de la rivière George chute de 800000 bêtes à moins de 20000. Aujourd’hui, on fait un rare usage de ce chemin qui s’élève au-dessus du niveau de la mer vers le plateau intérieur du Labrador.

Nous formons un couple singulier. Nochasak est inuit, il a 24 ans et se lance dans sa première grande expédition. Je suis blanc et dans la force de l’âge, avec 16 randonnées à traîneau derrière moi. Ensemble, nous allons passer le mois et demi qui vient à parcourir le pays à pied. Ce voyage – 550 km à travers le Labrador, de Nain à Kangiqsualujjuaq dans le nord du Québec – est le rêve de Nochasak.

Il a vécu ses premières années à Nain mais, après le divorce de ses parents, il a grandi avec sa mère, une institutrice que son emploi a menée dans plusieurs communautés nordiques. C’est seulement en obtenant son diplôme d’ingénieur civil à Ottawa qu’il a commencé à se passionner pour les récits de voyage traditionnels. Lui-même ne sait pas expliquer exactement pourquoi.

Les raisons du parcours que nous avons choisi sont faciles à exposer. Le père de Nochasak aime les longs voyages à motoneige; à plusieurs reprises, il a accompli le trajet de trois jours entre Nain et Kangiqsualujjuaq. Cette route ne dira rien à la plupart des Canadiens, mais dans cette partie du nord, elle a une certaine résonance. Elle rappelle l’histoire inuite d’une jeune femme de 18 ans qui, dans les années 1940, a marché de Kangiqsualujjuaq à Nain pour fuir la folie de son père. Elle dormait dans des bancs de neige et grappillait la nourriture sur ces terres austères.

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En hiver 2011, Nochasak a aussi essayé de faire le trajet seul, mais il n’est pas allé très loin. Son traîneau était lourd et se renversait souvent, et sa lampe traditionnelle à graisse de phoque mettait trop longtemps à faire fondre la neige. Après sa première tentative, il a compris qu’il lui faudrait un partenaire, mais aucune de ses connaissances inuites ne voulait l’accompagner. Quelqu’un lui a parlé de mes périples au Labrador, il m’a donc envoyé un courriel pour me demander conseil. Je lui ai proposé de l’accompagner. Je trouvais que c’était un parcours amateur simple et charmant. Nochasak surnomme notre projet Tukimuatvut, un mot inuktitut signifiant «Nous marchons dans la bonne direction».

Nous commençons par grimper le long d’une crique gelée bordée d’épicéas. De l’eau a débordé de fissures dans la glace, créant une patinoire inclinée qui nous oblige à porter des crampons sous nos bottes pour avoir de l’adhérence. Nous espérons que les semaines à venir nous permettront de marcher sans effort sur de la neige balayée par le vent, mais nous transportons des skis, des raquettes et même des couvre-chaussures imperméables afin d’affronter tout ce que l’Arctique nous imposera.

Vu de l’extérieur, la randonnée à traîneau est juste un enchaînement monotone de pas. Même pour celui qui la pratique, le plus intéressant est ce qui se passe à l’intérieur de soi. Durant les journées calmes et ensoleillées, le paysage arctique élève l’esprit vers ce qui se rapproche d’un pur bonheur. Mais le plus souvent, des vents mordants forcent à se réfugier sous la capuche de son parka avec une cagoule et un masque, et à fixer ses pieds, à l’exception de brefs coups d’œil aux alentours pour se repérer.

Le quatrième jour, nous laissons les arbres derrière nous. Nous pénétrons maintenant en «pays hostile», comme le dit Nochasak. Des vents violents, aucun abri. Des rêves désagréables nous assaillent en entrant sur ces 200 km d’étendues arides. 

Nochasak se targue d’être en bonne condition physique. Mais il s’entraîne comme n’importe quel jeune homme de 24 ans: un jour il peut parcourir 40 km en raquettes, puis ne rien faire pendant une semaine. Je n’ai jamais été un athlète et j’ai 30 ans de plus que Nochasak, mais je comprends la nécessité d’un entraînement quotidien pour éviter les blessures dues aux mouvements répétés sur de longues randonnées.

«Tu es un vrai professionnel, commente Nochasak. Rapide.» Cela me fait plaisir, même si je sais que je commence avec un avantage sur lui, mais qu’il me rattrapera plus tard, en raison de sa plus grande faculté de récupération.

Fin février, les températures restent très basses. La nuit, par temps clair, elles descendent entre -33 °C et
-40 °C. Parfois, des aurores boréales tourbillonnent follement au-dessus de nous. Nous dormons profondément dans nos sacs de couchage résistants aux températures arctiques. Or, pendant la journée, le léger manteau de nylon de Nochasak, emprunté à un ami à la dernière minute, lui rend la vie difficile par temps venteux. J’ai appris au cours de mes précédentes expéditions qu’on peut s’en sortir avec un équipement mal adapté. On souffre simplement plus.

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Généralement, les Inuits parlent peu en présence d’étrangers, mais Nochasak peut se montrer très bavard. Il me parle de tout, des plaisanteries inuites – «il paraît que les blancs ont 100 mots pour dire « pelouse »» – à la liste des meilleurs mécaniciens de Nain, ou de son ancien patron, un vrai gars de la ville, à tel point «qu’il croyait qu’un .243 était un calibre 12».

Nochasak n’a pas de petite amie et espère en trouver une à Kangiqsualujjuaq. Parfois, dans sa tente, il s’entraîne à draguer en inuktitut: «As-tu un petit ami? Aimerais-tu fonder une famille?» Il recherche une fille qui aimerait les longs trajets à traîneau et le kayak. «Ne place pas la barre trop haut», je lui conseille.

Il rêve d’une raison de rester à Kangiqsualujjuaq et d’apprendre à mieux parler inuktitut. «Aujourd’hui, c’est difficile d’apprendre la langue à Nain», affirme-t-il. Il admire son grand-père, ou atatsiak, qui ne parle qu’inuktitut. Nochasak, en partie parce qu’il a été élevé ailleurs, maîtrise mal la langue, et surtout le riche vocabulaire de son atatsiak. Malheureusement, ce dernier a aussi pris l’habitude de boire beaucoup depuis la mort de sa femme et de six de ses enfants dans un incendie, des années auparavant. Lors de cette terrible nuit, il est parvenu à pousser un enfant, le père de Nochasak, par la fenêtre avant que le feu dévore sa famille.

Les expéditions comme celle-ci, où l’on connaît mal son partenaire, sont comme des rendez-vous arrangés: elles peuvent marquer le début d’une relation d’une vie, ou être catastrophiques. J’admire le caractère doux et réservé de Nochasak, où «j’ai les jambes un peu fatiguées», signifie «c’est à ton tour d’ouvrir la voie». En tant qu’Inuit ayant grandi dans des communautés essentiellement oji-cries, Nochasak a parfois dû se battre avec des garçons plus grands et plus forts que lui. Il gagnait rarement, mais comme il leur résistait, ils le laissaient souvent tranquille. Il n’est peut-être pas en aussi bonne forme qu’il le pense, mais je ne sais pas s’il a conscience d’avoir un moral d’acier. Sa boussole intérieure ne dévie pas de Kangiqsualujjuaq, et il ne se plaint jamais.

Un périple de plusieurs semaines cesse rapidement d’apparaître comme un voyage avec un départ encore frais en tête et une arrivée bien en vue. Cela devient votre vie. On a l’impression de faire cela depuis des années et de continuer, comme Sisyphe, pour l’éternité. Une telle expédition demande de la patience, de l’obstination et la capacité d’endurer la souffrance. Il faut avoir une vision à long terme. Notre objectif immédiat est la rivière George, où les arbres réapparaissent. Nous ne regardons pas plus loin.

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Les 300 m de pente qui mènent à la rivière ne sont pas aussi raides que ce que la carte indique. Toutefois, les traîneaux manquent à plusieurs reprises de nous renverser. À un moment, Nochasak doit planter sa jambe dans le sol pour arrêter la course du traîneau et se tord légèrement le genou. Pour l’instant, cela ne semble pas grave.

Chaque été, des sportifs prennent l’avion pour venir pêcher le saumon et la truite sur la rivière George, et quelques pourvoiries accueillent les pêcheurs. Comme il est coutume dans le nord, les chalets inoccupés restent ouverts, et il est toléré d’y passer la nuit, tant qu’on les laisse propres. Un jour après avoir atteint la rivière, nous sommes à quatre kilomètres du chalet le plus proche lorsque la nuit tombe. Le genou blessé de Nochasak est douloureux, mais il n’y a pas d’arbres à proximité pour installer le camp, alors nous continuons lentement. Dans la nuit tombante, il est difficile de discerner quoi que ce soit au-delà du rai de nos lampes frontales ricochant sur le scintillement des flocons de neige. De temps à autre, la planète Mars perce la course rapide des nuages et je l’utilise pour revérifier notre direction. Nous tâtonnons à la recherche de ce camp insaisissable pendant des heures.

Finalement, un toit à pignon pointe dans le ciel. Nous dévissons le contreplaqué de la porte d’un des chalets, et j’allume le réchaud à l’intérieur. Trop fatigués pour dîner, nous engouffrons une soupe et allons dormir.

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Notre expédition entame alors une nouvelle phase. La rivière George remonte en direction du nord, vers notre destination, et il est facile de naviguer d’un point à un autre. Nos sacs de couchage, séchés au chalet, sont de nouveau chauds. Si de dangereux vents de face se lèvent, nous pouvons trouver refuge dans les bois. Le succès semble assuré. Les 350 km restants paraissent formidables, mais une rivière gelée est un défi en ligne droite qui égraine inexorablement le temps et la patience.

Or, après quatre heures de marche avec traîneau, le genou de Nochasak recommence à le faire souffrir. Nous lui posons un bandage et nous arrêtons tôt. Pour la première fois, Nochasak est maussade. Une fois qu’il s’est endormi, je reste assis à me demander ce que nous allons faire si l’état de sa jambe empire.

Les deux jours suivants, nous avançons avec nervosité. Nochasak ménage tellement sa jambe gauche que la droite commence à lui faire mal. Je prends une partie de son chargement. À un moment, je tire les deux traîneaux pendant quelques heures tandis qu’il skie derrière, mais je doute de pouvoir soutenir ce niveau d’effort, nous passons donc deux jours dans un chalet, pour donner une chance aux jambes de Nochasak de se remettre. Chaque matin après cela, il les enroule dans des bandages élastiques et enfile une attelle.

Malgré nos retards, nous avons assez de nourriture, grâce à la viande crue de caribou et de phoque que Nochasak a emportée. Il voudrait que ce voyage soit aussi traditionnel que possible, et aimerait même chasser, mais nous ne croisons que des lagopèdes. Étrangement, nous ne voyons aucun signe du troupeau de caribous.

Maintenant, Nochasak en sait beaucoup sur la marche avec traîneau et le camping hivernal. Au début, lorsqu’il fendait la glace de la rivière pour les repas, il frappait si fort que les plaques se brisaient en mille morceaux. Maintenant, ses coups mesurés détachent facilement de larges pièces. Il ne s’arrête plus toutes les demi-heures pour  grignoter quelque chose: il a découvert qu’on emmagasine plus de chaleur en mangeant en marchant. «Le sang est comme une crique, déclare-t-il. Tant qu’il circule, il ne gèle pas.» Il est devenu ce que son père appelle élégamment un grand bourlingueur.

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De mauvaise grâce, l’hiver laisse la place au printemps. En approchant la fin du mois de mars, nous supportons une température de -20 °C et un vent de face glacial soufflant à 40 km/h. Puis une vague de chaleur, pendant laquelle la neige humide trempe nos bottes. C’est le pire temps que j’aie jamais connu.

Les problèmes de jambe de Nochasak restent contenus, et nous approchons de Kangiqsualujjuaq. Des habitants du Labrador et du nord du Québec ont suivi notre avancée à travers les rapports quotidiens de la position satellite de Nochasak, et les statuts Facebook de son père. La quête de Nochasak a touché l’imagination des gens. Même ses parents, qui ne communiquaient pas régulièrement, ont commencé à discuter amicalement sur le web à propos de leur fils.

Le 44e jour, à quelques kilomètres de notre destination, trois motoneiges viennent à notre rencontre. On venait nous demander quand nous pensions arriver; apparemment, un événement était organisé. Mes yeux s’embuent. C’est vraiment fini. «Dans deux heures et demie», leur réponds-je.

La petite ville de Kangiqsualujjuaq se tient dans une anse solitaire. Perdue dans le brouillard, nous ne la voyons pas, mais nous entendons une sirène de pompiers appelant les habitants à se réunir sur la plage. Finalement, nous distinguons ce qui semble être une forêt. En approchant, nous découvrons qu’il s’agit en réalité d’une longue file de gens. Des centaines d’habitants de ce village de 900 âmes sont sortis pour nous accueillir. Je reste en arrière, mais une femme m’étreint et me dit: «Merci pour ce que vous avez accompli.» Nous passons toute l’heure suivante à serrer les mains de la longue file de sympathisants. Ils traitent Nochasak comme une vedette.

Nous nous reposons quelques jours. Après avoir été les invités d’honneur des célébrations de Pâques de la ville, Nochasak prend un avion pour revenir à Nain. Les gens le regardent différemment, et les sceptiques se sont tus, mais il n’est pas rentré chez lui avec une femme ou une connaissance fluide de l’inuktitut. Quelques habitants des environs pensent que son nouveau statut d’exemple implique un succès matériel et lui demandent de l’argent. Nochasak n’exprime pas beaucoup ce qu’il éprouve après avoir accompli son rêve, mais j’ai une certaine expérience de ce genre de choses. On se sent soulagé, calme, satisfait. On se demande si cela nous mènera quelque part, et où. Mais les émotions ont tendance à être inachevées. On se lance dans un voyage parce qu’on en a eu l’idée, mais sans savoir exactement pourquoi on l’a eue.Plus tard, nous avons l’idée d’entamer un nouveau voyage. Cela ne résout rien non plus. Mais tout cela est bien secondaire : nous avons le sentiment d’avancer dans la bonne direction.

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