Infirmière de guerre

« Depuis ce matin, la nausée me tord l’estomac. Des cadavres gisent dans la rue, il y a du sang partout

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Infirmière de guerre

C’est ce que j’ai ressenti lors de ma première mission, en 1980, dans les camps de réfugiés cambodgiens où un demi-million d’hommes, de femmes et d’enfants vivaient dans des conditions effroyables. Au fil des années, j’ai souvent affirmé que la mission en cours serait la dernière. Ce n’est qu’en décembre 2010, quand mon corps m’a signifié qu’il en avait assez, que j’ai laissé la place aux plus jeunes. Après 30 missions.

Quelques affectations ont été entrecoupées de périodes de « pause » plus longues : pendant ces mois, ces saisons, ces années, je voulais me sédentariser afin de construire une vie de couple stable… sans succès ! Lorsque je regardais, à la télé, les correspondants de guerre, l’appel du terrain finissait toujours par être le plus fort.

L’envie d’être au cœur de l’action, là où l’histoire se déroule, et le goût de découvrir le monde, de côtoyer des cultures différentes, de rencontrer des gens passionnants m’ont toujours poursuivie. À cela s’ajoute la satisfaction d’aider ceux qui souffrent. N’est-ce pas un immense privilège ?

Sri Lanka 1990

17 septembre
L’avion qui me conduit à Colombo est rempli de touristes heureux, que la guerre n’empêche pas de venir se dorer au soleil. Le pays est en pleine guerre civile et connaît en même temps une année record d’affluence touristique. Pendant que j’essaie de lire les rapports d’activités et les coupures de presse portant sur les massacres de Kalmunai que m’a remis le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), un couple suisse allemand, assis à côté de moi, se concentre sur les dépliants des principaux attraits du pays.

Ils se demandent sans doute si le temps sera clément ou si leur hôtel sera à la hauteur du prospectus. Et moi, je me demande si je serai ­témoin de ces horreurs que j’ai lues dans la presse : des corps calcinés en bordure des routes, des cadavres flottant dans les lagons, des détenus portant des traces de mauvais traitements, des femmes en pleurs réclamant leur disparu.

Est-ce que j’arriverai à supporter cela pendant six mois ?

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1er octobre
Je suis dans la petite ville d’Ampara. Elle est, paraît-il, la moins attrayante du Sri Lanka. Cependant, pour s’y rendre, la traversée du pays d’ouest en est est féerique. Les rizières à flanc de montagne succèdent aux plantations de thé, aux forêts d’hévéas… En passant devant le fleuve, à Kandy, mon chauffeur me rappelle pourquoi je suis ici : « Il y a un mois, il y avait des cadavres qui flottaient, juste là ! » C’est la douche froide ! Joëlle, la déléguée suisse avec qui je travaille, est responsable de la protection des prisonniers politiques et mon rôle, en tant qu’infirmière, est de suivre l’état de santé des détenus et de faire en sorte qu’ils soient bien traités.

10 octobre
Chaque fois que nous prenons la route, nous sommes constamment arrêtés par des femmes qui cherchent leur mari ou leur fils disparus. Ils sont tamouls et ils ont entre 15 et 45 ans. Ils sont soupçonnés d’être en relation avec le Mouvement de libération des Tigres tamouls. Le nombre de femmes sur le bord des routes augmente proportionnellement à la fréquence des rafles de l’armée.

Le capot de notre Land Cruiser nous sert de bureau pour remplir les formulaires de demande de ­recherches. Notre chauffeur, Raji, traduit pour nous les informations que nous donnent les femmes sur l’identité des personnes recherchées et les circonstances de leur disparition. Elles se demandent si leur homme est en prison ou s’il est mort. Leurs récits sont tous plus tristes les uns que les autres.

Un jeune de 15 ans est parti pour l’école comme tous les matins. Il n’est jamais revenu. Un père de famille n’est pas rentré à la maison après sa journée de travail à la rizière, il y a plus d’un mois. Un autre n’est plus à la prison où sa mère lui rendait visite chaque semaine.

Mais nous ne faisons pas tout ce travail en vain ; c’est toujours un grand moment d’émotion de les voir lire un message relayé par la Croix-Rouge venant de leur fils ou de leur mari retrouvés en prison. Bien que les missives soient toujours brèves et censurées, ce sont des larmes de joie qui coulent : elles savent qu’ils sont vivants et où elles pourront les trouver. Ces moments sont parmi les plus gratifiants de notre métier.

20 décembre
Je ne m’habituerai jamais à la peine de ces femmes qui entourent notre voiture avec la photo de leur disparu. La pluie diluvienne qui tombe ce matin ne les a pas arrêtées. Ici, comme partout, des dizaines de femmes attendent des journées entières devant le portail de la prison, au cas où elles apercevraient un fils ou un mari. Elles nous regardent entrer dans l’espoir que nous en ressortirons avec de bonnes nouvelles.

En l’absence de Joëlle, en réunion à Colombo, je passe beaucoup de temps à enregistrer les 30 nouveaux prisonniers, puis à leur faire subir un examen physique sommaire. Pendant ce temps, ceux à qui j’ai remis des messages de leurs familles se concentrent pour y répondre, la joie dans les yeux. En sortant de la cour de la prison, les femmes sont toujours là, malgré la tombée du jour. Je n’ai rien pour elles. Elles marcheront des dizaines de kilomètres dans l’obscurité pour rentrer chez elles.

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Éthiopie 1991      

15 septembre
Je ne me serais jamais attendue à travailler un jour au rapatriement des soldats d’une armée déchue. Pour rentrer chez eux, 200 000 ex-militaires ont besoin de notre assistance. Ils sont nombreux à arriver d’aussi loin que le nord du Soudan, où ils se sont enfuis après leur défaite. Ils ont marché 900 km sans presque rien à manger et à boire. En attendant leur rapatriement, ils végètent dans le désert soudanais depuis quatre ou cinq mois, à une température de 45 °C.

Ils survivent avec un peu de farine blanche et un litre d’eau par jour. On nous rapporte qu’un grand nombre d’entre eux sont déjà morts de faim. Ce sont 500 loques humaines qui débarquent tous les jours des avions cargo, sur la piste de l’aéroport d’Addis-Abeba. La plupart ne sont jamais retournés chez eux depuis le début de la guerre civile, en 1974. Vêtus de haillons, pieds nus ou en tongs élimées, ils baisent péniblement le sol à la sortie de l’avion.

Ils sont décharnés, déshydratés et infestés de parasites. Plusieurs présentent des signes de scorbut ; d’autres sont amputés d’un ou deux membres. Ils sont à l’image des Éthiopiens de la grande famine de 1984. Tout près de la piste, nous avons aménagé un camp de transit et une tente d’hospitalisation pour les malades. Certains sont si affaiblis qu’ils n’arrivent pas à marcher les 200 m qui les séparent de la tente.

Ils y sont accueillis et soignés par notre équipe médicale et le personnel de la Croix-Rouge éthiopienne. Malheureusement, certains n’iront pas plus loin. Dommage, ils sont si près du but ! Ils meurent de la tuberculose ou du sida, sans avoir eu le temps de revoir leur famille. Leur seule consolation est de mourir dans leur pays.

22 novembre
La sécurité sur les routes est devenue précaire. Nous devons malgré tout escorter les camions qui transportent les ex-soldats à l’intérieur du pays. Avec Ursula, une déléguée, et quelques collègues éthiopiens, nous partons pour Dire Dawa.

Aujourd’hui, une centaine d’hom­mes prennent place dans trois ­camions. J’en ai tellement vu mourir à l’aéroport que pour rien au monde je ne donnerais ma place. Ils sont heureux, mais très inquiets ; ils ignorent s’ils retrouveront les leurs après toutes ces années d’absence sans avoir échangé la moindre nouvelle.

Notre règlement stipule que, par mesure de sécurité, nous ne devons jamais rouler après le coucher du soleil. Or, nous terminons notre mission plus tard que prévu. Nous savons qu’il serait préférable de remettre notre départ à la première heure le lendemain, mais nous sommes pressés de rentrer.

Le soleil est à peine couché lorsque, sortis des fossés, quatre bandits masqués et ­armés de bazookas se mettent en travers de la route pour bloquer le chemin. Ils nous ordonnent de leur remettre nos effets personnels. Comme je suis assise près de la fenêtre, c’est à moi de recueillir les « dons » : argent, montres et bijoux. Dans l’énervement, les bandits oublient de me détrousser. Nous avons peur pour les camionneurs qui nous suivent loin derrière.

Mais ils sont plus téméraires que notre chauffeur : au lieu de s’arrêter, ils accélèrent et s’en sortent sans problème.

Les gens de la ville où nous nous arrêtons finalement pour passer la nuit n’en reviennent pas que nous soyons encore vivants : « Habituellement, ces gens ne se contentent pas de voler : ils violent et ils tuent. » J’en ai des frissons.

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2 décembre
Il est 17 h. Un Hercules (avion cargo) venant du Soudan atterrit sur la piste avec 50 patients pour nous. Exceptionnellement, nous avons accès à l’intérieur de l’appareil pour aider l’équipage à les coucher sur des civières. C’est l’horreur ! On nous a gardé les plus mal en point pour la fin. Nous pourrions en mettre deux par brancard tellement ils sont maigres.

Ils ont presque tous la diarrhée et il y a des excréments partout dans l’avion. Et l’odeur ! Je fais comme si de rien n’était, ils me font tellement pitié ! Je me retiens de pleurer et tente de les réconforter par quelques gestes et un sourire. Ça me révolte de voir tant de vies brisées par un régime tyrannique.

Croatie 1992

28 janvier
Dino, mon interprète suisse d’origine croate, et moi couvrons une zone où cohabitent Serbes et Croates. Avant la guerre, ces deux groupes vivaient en harmonie. Maintenant, les Croates détruisent les maisons des Serbes qui ont fui : une façon de les empêcher de revenir. Ceux qui restent vivent dans l’angoisse. Ces populations vulnérables nous préoccupent beaucoup.

6 février
La majorité des prisonniers serbes ne veulent pas aller en Serbie, car c’est en Croatie qu’ils sont nés et qu’ils ont grandi. Et ils ne veulent surtout pas abandonner leur maison ! Malheureusement, ils n’ont aucun moyen de savoir si elle est encore debout ou si elle est occupée par une famille croate revenue de Serbie.

8 février
Aujourd’hui, la visite est particulièrement triste. Les prisonniers sont dans un parc où ils ramassent les feuilles mortes de l’automne dernier. Tous les détenus ont déjà été vus et enregistrés lors de nos visites précédentes, sauf un, qui est nouveau et que nous appellerons monsieur Félix.

Nous le prenons à l’écart pour écouter son histoire et pour que je puisse l’enregistrer et lui remettre sa carte du Comité international de la Croix-Rouge. Il sera alors sous notre protection : nous pourrons suivre sa trace s’il est libéré, échangé ou transféré dans un autre lieu de détention. Monsieur ­Félix est professeur à l’école d’à côté d’où les élèves nous observent. Le pauvre ­essaie tant bien que mal de se cacher derrière moi. Il pleure : « J’ai honte ! Je ne pourrai jamais retourner à mon école. » Que lui répondre ?

25 mars
La situation est maintenant pire que jamais. Même notre hôtel, situé dans une zone sécurisée, a été touché par une bombe.

Je ne veux plus entendre le son des armes. J’en ai assez de courir en longeant les murs pour aller aux toilettes ou pour aller manger, assez de travailler dans un bunker, assez de voir le visage terrorisé de mes collègues à chaque explosion parce qu’ils se demandent si c’est chez eux qu’elle a eu lieu. Mes sorties sur le terrain sont d’une tristesse…

Je ne côtoie que des gens qui pleurent. Je ne vois que destructions. Je ne visite que des villages où les habitants n’osent pas mettre le nez dehors après la tombée du jour, de peur que leur maison soit dynamitée ou qu’on leur tire dessus pour les voler.

10 avril
Une équipe de Zagreb vient nous prêter main-forte pour superviser un échange de prisonniers : ils sont 90 Serbes qui ont « accepté » d’être échangés contre des prisonniers croates en Serbie. Nous escortons les bus jusqu’à un no man’s land entre les deux frontières. L’endroit fourmille de soldats. La route est parsemée de mines antichars sur les quelques centaines de mètres qui séparent les deux groupes.

Une fois terminées les formalités avec les militaires, les mines sont déplacées sur le côté de la route et les prisonniers descendent des bus un à un. Nous demandons à chacun de décliner son identité et de nous confirmer qu’il quitte volontairement le pays.

Ça me fend le cœur, car je sais qu’ils partent pour ne pas mourir. La majorité vont vers un pays qu’ils ne connaissent pas. Et ils sont seuls. Je n’oublierai jamais la tristesse dans le regard de ces hommes.

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Cambodge 1994

3 janvier
La Croix-Rouge canadienne me propose une mission au Cambodge. Aujourd’hui encore, c’est la guerre. Le CICR soutient l’hôpital de Mongkol Borei, au nord-ouest du pays, où les Khmers rouges n’ont pas cessé de se battre depuis leur défaite en 1979. En plus des malades, l’hôpital y reçoit des blessés de guerre et de nombreuses victimes des mines antipersonnel.

C’est à moi que revient la tâche de voir à l’approvisionnement de l’hôpital, à la gestion du matériel et à la formation d’un pharmacien.
En 1980, j’avais eu l’occasion de vivre deux missions auprès des réfugiés cambodgiens du côté thaïlandais de la frontière entre les deux pays. Aujourd’hui, j’y retourne. Rien ne me fait plus plaisir que de retrouver les Cambodgiens dans leur propre pays.

Tout en préparant ma valise, les souvenirs se bousculent dans mon esprit. Chaque réfugié avait une histoire effroyable à raconter : des familles décimées, des proches coupés en morceaux, dévorés par les fourmis rouges, des femmes enceintes éventrées, des fœtus suspendus aux charpentes des maisons, des condamnés contraints de creuser la fosse dans laquelle ils allaient être jetés après avoir été étouffés avec un sac en plastique.

Au-delà de ces récits bouleversants, j’ai le souvenir d’un peuple souriant, extrêmement fort et courageux. Je n’aurais jamais cru l’homme capable de surmonter de telles souffrances.

19 janvier
Je ne reconnais pas vraiment les Cambodgiens que j’ai connus. Maintenant, ils sont encore souriants, mais leur individualisme me frappe. C’est peut-être leur façon de se sortir du cauchemar des années vécues avec les Khmers rouges. À moins que ce ne soit moi qui les ai idéalisés ? C’est à Monkgol Borei que la réalité me saute aux yeux : avant de porter secours à un blessé de la route, on lui vole sa moto

Une fois à l’hôpital, il sera soigné seulement s’il a de l’argent, et cela, même si le CICR offre les soins gratuitement. Le salaire ridicule des employés de l’État explique sans doute cet état de choses : un chirurgien gagne 20 dollars par mois.

20 avril
Je prête main-forte à l’infirmier de Battambang, où la situation est préoccupante. Les Khmers rouges ont brûlé plusieurs villages avant d’en être expulsés par l’armée. Il ne reste plus rien des habitations et une odeur d’explosifs flotte dans l’air. Les mines et les obus non explosés, visibles de la route, empêchent les curieux de fouiller les décombres. À l’entrée de la ville, une tête de Khmer rouge, fraîchement coupée, est empalée sur un piquet de clôture.

En voyant notre véhicule ralentir devant le piquet – il est identifié avec d’énormes croix rouges -, un passant retire aussitôt la tête. Dès que nous nous éloignons, il repose le trophée afin que les journalistes poursuivent leur séance de photos.

Pendant plusieurs minutes, aucun de nous n’ouvre la bouche ; chacun ­retient une envie de vomir.

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Rwanda 1996

11 janvier
Le CICR est présent au Rwanda depuis plusieurs années. Il est demeuré sur place toute la durée du génocide, qui a eu lieu du 6 avril au 4 juillet 1994. Il s’occupe maintenant d’atténuer les conséquences de ces trois mois de massacres.

Environ 73 000 personnes vivent dans des prisons surpeuplées. Le gouvernement rwandais n’arrive pas à répondre aux besoins, même les plus fondamentaux, des détenus.
Ma première visite d’une prison est un choc ! La chaleur et la surpopulation rendent les odeurs difficilement supportables. Ils sont 500 détenus entassés dans une salle ; en guise de latrines, ils n’ont que deux seaux de 40 litres sans couvercle, disposés aux extrémités de la pièce. Deux fois par jour, les seaux sont vidés dans la cour extérieure, pour le plus grand plaisir des cochons.

Ma deuxième visite se passe au centre de détention de Kigali. Là, exceptionnellement, ce sont les familles (majoritairement de jeunes enfants, car les mères travaillent aux champs) qui apportent à manger aux prisonniers. Des bouts de chou de cinq et six ans portent courageusement un bidon d’eau et une marmite sur la tête. Plusieurs demeurent à deux heures de marche de la prison.

Ils font patiemment la queue au soleil devant un soldat armé qui fouille chaque gamelle et sent chaque jerrican d’eau pour s’assurer qu’il ne contient pas de bière. Le soldat appelle le prisonnier, qui repart avec son plat sans qu’aucun mot ne soit échangé : il leur est défendu de communiquer avec les visiteurs en dehors des heures de visite.

Quelle tristesse de les voir défiler en silence, puis retourner s’asseoir dans l’herbe jusqu’au retour de la gamelle vide. Et ça recommence le lendemain ! Pour plusieurs, ce manège dure depuis 18 mois. Les détenus qui n’ont plus de famille ou d’amis sont à la merci de la charité de leurs codétenus.

D’autres détenus vivent en permanence dans la cour intérieure, sous le soleil et la pluie. À cette période de l’année, il pleut tous les jours. Ils sont debout, sauf ceux qui, faute d’espace, n’ont pas dormi la nuit précédente et sont profondément endormis à même le sol en terre battue, au milieu du brouhaha. Quant à ceux qui sont tout en bas de la hiérarchie sociale, ils dorment dans la section des latrines, qui débordent.

Les tuberculeux et les détenus souffrant de diarrhée sont isolés dans une pièce divisée en deux par un rideau.

L’odeur y est insupportable, mais les patients semblent s’en accommoder ; ils disposent au moins d’une natte et d’un peu d’espace.

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Afghanistan 2001-2002

1er décembre
« Je pars en Afghanistan ?
- Oui, à la condition que tu sois à Genève dans une semaine ! Le CICR a besoin de toi à Kaboul ASAP (as soon as possible). »
Les questions se bousculent dans ma tête : vais-je trouver un vol pour sortir d’Inukjuak dans les jours qui viennent ? Est-ce que j’aurai un peu de temps avec mon mari Nicolas, resté au Québec, que je n’ai pas vu depuis trois mois ?

L’Afghanistan, j’en rêve depuis mon dernier séjour là-bas, en 1995. Il faut que j’y aille ! Je tiens à vivre avec les Afghans ce grand moment de l’histoire de leur pays ! L’Alliance du Nord, aidée des Américains, vient de chasser les talibans et les organismes humanitaires reviennent en grand nombre. Ma réponse est spontanée : « Tu leur dis que c’est OK. Ils peuvent compter sur moi. »

Je culpabilise dès que je raccroche le téléphone : je n’ai même pas pensé à la peine que je fais à Nicolas en le laissant encore seul pour trois… peut-être six mois. Pas facile de choisir entre la passion d’une vie et son amour si doux, si réconfortant.

9 décembre
De l’équipe de 1995, seules deux Afghanes sont encore avec nous ; les autres ont quitté le pays pour fuir le régime taliban. Habiba travaille avec son hidjab et, dès qu’elle quitte le bureau, elle se cache sous un chadri. Quand je la regarde passer le portail de la délégation, ça me fait mal au cœur de l’imaginer sous cette cage opaque, elle qui est si lumineuse !

Quand elle me raconte sa vie sous le régime taliban, elle se tait dès que quelqu’un entre dans la pièce : « Je ne fais confiance à personne ici », me chuchote-t-elle. Pourtant, ils sont 500 Afghans à travailler ensemble ; il me semble invraisemblable qu’elle n’ait personne à qui se confier ! Ils sont 500 à l’image de l’Afghanistan, divisés par leur ethnie, leur clan, leur tribu, leur classe, leur passé et leur degré de religiosité.

J’ai des frissons lorsque j’écoute ­Habiba me confirmer ce que je sais déjà sur le traitement fait aux femmes par ce régime inqualifiable. Elle pleure en me racontant ces six années où les femmes étaient prisonnières dans leur propre maison.

1er janvier
Selon les spécialistes, l’Afghanistan est probablement le pays le plus miné au monde, avec près de 10 millions de mines, sans oublier les milliers d’obus de mortier non explosés. Combien de temps leur faudra-t-il pour se ­débarrasser de cette calamité ? Plus de 50 types de mines jonchent le sol du pays. Certaines sont destinées à blesser, d’autres, à tuer.

Il y a quelques jours, malgré la diffusion de tous les messages préventifs, un enfant d’une dizaine d’années est mort après s’être aventuré à vélo dans un champ. Il était 16 h lorsque Arnaud, un collègue du bureau de ­Bazar-e Gulbahar, est passé sur les lieux de l’accident. Ils ont eu beaucoup de peine à empêcher les parents de courir au milieu du champ pour secourir leur garçon.

Le risque qu’ils marchent à leur tour sur l’un de ces engins de mort était trop grand. Les démineurs ne sont arrivés sur les lieux qu’après le coucher du soleil, trop tard pour s’y aventurer. De toute façon, l’enfant était probablement déjà mort au bout de son sang.

Ce soir-là, je me suis demandé comment j’aurais réagi en apprenant que mon enfant était en train de mourir sans que je puisse intervenir. Comment font les Afghans pour ne pas devenir fous ? Pourquoi les hommes utilisent-ils des armes aussi diaboliques ? Pourquoi blesser ou tuer les civils qui n’ont rien à voir avec la guerre ? Des questions qui me reviennent à chaque conflit… toujours sans réponse.

2 avril
Comme toujours, après quelques mois en Afghanistan, ma tolérance face au sort des femmes diminue comme peau de chagrin. J’en ai ­assez de cet « apartheid des sexes » : une femme ne va pas là, une femme ne fait pas ça, une femme ne parle pas de ça, une femme ne porte pas ça…

J’adore ce pays, mais ses restrictions me pèsent à la longue. Je rentre au Québec où je ne sais plus si Nicolas m’attend. Je l’ai laissé seul si souvent, si longtemps…

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Éthiopie 2004-2005

20 octobre
Des médicaments de notre entrepôt seront bientôt périmés. Mary, l’infirmière que je remplace, me laisse entendre que les sœurs de l’orphelinat de Mekele prennent tout ce qu’on veut bien leur donner. Je prépare donc quelques cartons et me présente à l’orphelinat. Pour y entrer, il faut nous frayer un passage à travers une foule de mendiants qui attendent les restes de table des orphelins.

Une fois dans la cour intérieure, des dizaines d’enfants, sales et la morve au nez, s’agglutinent autour de moi. Ils se bousculent pour attraper mes mains. En visitant les différents pavillons, je découvre les autres pensionnaires : des paralytiques, des tuberculeux, des sidéens, des malades mentaux… Les enfants atteints de déficiences graves sont enchaînés au poteau d’une terrasse en ciment. Ils sont cinq ou six, âgés entre 5 et 15 ans.

Ils restent là toute la journée à ne rien faire, semaine après semaine… J’ai peine à cacher mon indignation. La sœur, nullement gênée, m’explique : « Nous n’avons pas le choix de les attacher parce qu’ils mangent tout ce qui leur tombe sous la main. Je n’ai malheureusement pas assez de personnel pour les surveiller. »

Il y a quelques jours, dans une prison, j’ai fait toute une histoire pour qu’on améliore les conditions de vie d’un handicapé mental qui vivait comme un animal ; et aujourd’hui, je trouve des enfants enchaînés chez les sœurs missionnaires de la Charité !

29 novembre
Le pourcentage de sidéens est très élevé dans les prisons. La direction encourage les détenus à faire un test de dépistage ; s’il s’avère séropositif, ils reçoivent une rente mensuelle équivalant à 10 dollars. Cet argent, qui devrait servir à acheter un supplément de nourriture, est dépensé, le plus souvent, en cigarettes. Je demande à l’infirmier si certains sont déçus d’avoir un test négatif.

Sa ­réponse ne m’étonne pas : « C’est le cas pour plusieurs d’entre eux. Fumer est leur seul plaisir. » À Mekele, certaines femmes enceintes se réjouissent de leur ­séropositivité. Cela leur permet de recevoir 20 dollars par mois. Comment est-il possible d’en arriver à une telle misère ?

1er janvier
Je sors de la boîte de nuit de Mekele, où nous avons fêté la nouvelle année. Je crois rêver : une centaine de dromadaires chargés de blocs de sel marchent nonchalamment dans la rue principale. Je suis soudainement transportée au septième siècle !

Le pas feutré des camélidés brise à peine le silence qui accompagne le lever du jour. Cette image sera la plus belle que je garderai de l’Éthiopie.La caravane, conduite par des Afars, une ethnie de nomades vivant à l’est du pays et à Djibouti, arrive du désert du Danakil. Situé à une altitude de 100 m au-dessous du niveau de la mer, c’est l’un des endroits les plus chauds et inhospitaliers du globe.

Depuis plus de 1 400 ans, les Afars y récoltent du sel qu’ils transportent sur le dos de leurs dromadaires afin d’en faire le commerce.

Je me suis ­demandé si ces chameliers savaient que le reste du monde, ou presque, venait de passer à l’an 2005 ?

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Guinée 2009-2010

5 décembre
Ceci est ma dernière mission ! Je sais, personne ne me croit. Et pour cause. J’en ai fait la promesse à quelques reprises. Mais cette fois, je suis bien décidée ! J’accepte un contrat d’une année, un sprint final en quelque sorte. J’estime qu’il faut savoir se retirer quand le corps ne suit plus. Et puis, quand on a l’impression d’être une survivante d’une autre époque, mieux vaut passer le flambeau aux plus jeunes.

10 septembre
Je ne crois pas que mes collègues guinéennes sachent ce qui les attend à la ménopause. Je décide d’organiser des séances d’information. En même temps, j’en apprends beaucoup sur leurs croyances et leurs coutumes. Par exemple, les maris ne veulent pas faire l’amour avec une femme ménopausée : ils prétendent que les déchets qui ne s’écoulent plus de la femme restent à l’intérieur de son corps, ce qui fait d’elle une personne souillée.

Je suis un peu mal à l’aise de parler de la diminution de la libido comme de l’un des symptômes possibles de la ménopause, car elles sont pratiquement toutes excisées (98 % des femmes). J’ignore si leur libido a été totalement ou partiellement supprimée par cette opération (cela dépend de la façon dont l’excision a été faite). Toujours est-il que, quand j’évoque la possibilité d’une vie sexuelle après la ménopause, elles sont très étonnées.

Je pense même qu’elles ne me croient pas. Elles croient aussi qu’une jeune femme qui reste des mois sans avoir de relations sexuelles devient stérile. En cas d’infertilité, l’épouse risque la répudiation. Ici, c’est à elle qu’incombe le fardeau de la preuve : la famille de l’épouse peut demander au mari d’uriner dans un seau rempli de sable. La profondeur du cratère démontre sa virilité et, ainsi, l’origine de l’infertilité conjugale…

16 novembre
Ma mère vient de mourir. Il ne me restait que trois semaines avant de rentrer à la maison et ne plus repartir. La maladie d’Alzheimer lui avait pris sa mémoire. Elle avait certainement oublié que j’étais bien loin d’elle.

18 novembre
J’ai une place sur le vol d’Air France à 9 h. Je suis triste ! J’ai une pensée pour ceux qui quittent leur patrie en catastrophe sur des images de guerre et de dévastation. Ils partent vers un camp de réfugiés ou une contrée inconnue. Moi, je regagne mon pays, mon chez-moi, ma famille, mes amis. Je sais que c’est la dernière fois que je vois l’Afrique.

Mais elle continuera de m’habiter, d’être mêlée à ce que je suis et de faire partie de mes préoccupations. J’espère qu’elle s’en sortira un jour !

CARRIER, ÉLIZABETH. EN MISSION, LES ÉDITIONS QUÉBEC AMÉRIQUE, 2014.

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