Affalé sur un matelas qui traînait dans son petit studio miteux, Eric Weissman entendit des pas se diriger vers lui. Affaibli par sa consommation d’alcool et de cocaïne, il était certain qu’il s’agissait d’un trafiquant, à qui il devait de l’argent, venu lui faire la peau. À 34 ans, sa vie était si misérable qu’il s’était résigné à mourir, n’attendant plus que la détonation d’une arme à feu. C’est ainsi qu’il toucha le fond. Heureusement, c’était plutôt sa sœur qui lui rendait visite. En larmes, elle le supplia d’aller chercher l’aide dont il avait tant besoin. Incapable de supporter une journée de plus dans cet état, il accepta.
Le parcours d’Eric Weissman n’a pas toujours été si sombre. Étudiant brillant, il a rapidement obtenu un baccalauréat en anthropologie et une maîtrise en sociologie de l’Université de Toronto. Il entame ensuite un doctorat, tout en travaillant comme auxiliaire d’enseignement dans cette même université, poste qu’il quitte en 1987 pour… ouvrir une galerie d’art ! C’est d’ailleurs l’effervescente scène culturelle de la capitale ontarienne qui l’initia aux drogues. Peintre particulièrement doué, Eric ne ratait jamais une occasion de festoyer et de côtoyer des artistes de renom. Et cela ne manquait pas. « Ces gens-là étaient des modèles pour moi », raconte-t-il.
En 1989, accro à la cocaïne, il avait perdu sa galerie d’art, abandonné l’université et vivait de l’aide sociale. En 1994, il se souvient d’avoir dormi neuf mois sur une table de billard dans un bar dont il était le gérant. C’était le prix à payer puisqu’il était sans domicile fixe. Lorsqu’il ne consommait pas, il pouvait engloutir jusqu’à 30 Tylenol tant sa tête et ses sinus lui faisaient mal. En 1995, lorsque sa sœur entra dans son studio, il ne pesait plus que 58 kilos. Deux de ses amis étaient morts de surdose. « Je savais que j’en étais arrivé à un point ou j’allais me tuer ou être tué. La vie sans drogue était insupportable. »
C’est au centre de désintoxication Buena Vista on the Rideau, en Ontario, qu’Eric Weissman a pu mettre un terme à sa dépendance. Il y séjourna six mois. À son retour, il se mit à tourner des entrevues avec des sans-abri qu’il avait rencontrés dans un bidonville de Toronto, « Tent City ». Même s’il s’agissait simplement de documenter leur histoire, son film fut projeté lors d’une exposition au Musée royal de l’Ontario. Cela lui servit de tremplin pour réaliser un vieux rêve : obtenir un doctorat.
Toutes ces années, le seul regret d’Eric Weissman était de ne pas être allé au bout de ses études universitaires. De 2006 à 2009, il essuya le refus de toutes les universités auxquelles il avait fait une demande d’admission. Grâce à la visibilité offerte par le Musée royal de l’Ontario, l’Université Concordia lui donna la chance de s’inscrire au programme d’études personnalisées (INDI). Il saisit l’occasion et travailla très dur, pendant quatre ans, afin d’écrire une thèse examinant le problème de l’itinérance sous plusieurs angles, dont ceux des sciences politiques, des politiques publiques, de l’urbanisme et de la santé mentale. Pour cela, il passa en revue toute la documentation sur la clochardisation au Canada et aux États-Unis, en plus d’y greffer sa propre expérience.
Sa thèse soutient, notamment, qu’il en coûterait moins cher à l’État de payer des logements aux personnes sans domicile fixe plutôt que de les laisser dans la rue. Pour que cette mesure soit efficace, les bénéficiaires devraient toutefois avoir accès à des soins de santé et à des services sociaux afin de faciliter leur réhabilitation. Eric Weissman est également arrivé à la conclusion que des investissements importants permettraient d’enrayer certains types d’itinérance, mais que cette problématique ne pourra jamais disparaître complètement.
Si Eric Weissman a pu mener à bien son projet d’étude, c’est grâce au soutien financier et à l’encadrement de l’Université Concordia. Remarquant son talent et son potentiel, celle-ci décida même de l’embaucher comme chercheur ! Cet emploi lui permit, entre autres, de financer son doctorat. En 2014, sa thèse a remporté le prix d’excellence de l’Association canadienne pour les études supérieures. Ce prix couronnait un long parcours vers la guérison.
Qu’est-ce que son histoire peut enseigner aux autres ? « Dites à vos lecteurs que nous ne sommes jamais trop vieux pour atteindre les buts que nous nous fixons », répond Eric Weissman.