Enlevée en Somalie et retenue en otage pendant près de 100 jours

Une travailleuse humanitaire retenue en otage en Somalie raconte les 93 jours terrifiants de son calvaire.

Enlevée en Somalie et retenue en otage pendant près de 100 jours

Pour la nième fois, Erik me répète :

« Je n’aime vraiment pas ça, Jess.

- Je n’ai pas le choix. J’ai déjà annulé une fois. Je ne suis pas malade, alors qu’est-ce que je peux leur dire ? »

Ce n’est pas le meilleur moment pour quitter notre maison de Hargeisa, en Somalie, et faire ce voyage dans le sud jusqu’à Galkayo.

Mon ONG a un bureau près de là, de l’autre côté de la ligne verte séparant un territoire contrôlé par le gouvernement d’une zone terrorisée par de violents groupes islamistes.

Je n’ai jamais eu l’âme d’un soldat. J’ai commencé ma vie en Afrique en 2006, comme institutrice dans une école primaire au Kenya. C’est là que j’ai rencontré Erik, qui venait de Suède. Nous nous sommes mariés en 2009 pour aboutir ensuite en Somalie, où je travaille maintenant pour une organisation non gouvernementale danoise qui enseigne aux habitants à éviter les munitions de guerre et les mines antipersonnel qui ont créé une génération d’amputés.
Mais travailler dans une organisation humanitaire ne protège pas de la violence. L’une des craintes est d’être pris sous les feux croisés des clans en guerre qui sévissent dans le sud de la Somalie. Il y a six mois, un car a été bombardé sur la route que nous ­allions prendre. Les brigands sont une autre source d’inquiétude. Les Occidentaux sont des cibles rêvées pour gagner de l’argent facile. Nous ne parcourons jamais la région sans une bonne raison, et nous voyageons toujours sous escorte.
Selon l’ONG, il s’agit d’une réunion importante. Et le conseiller en sécurité m’a affirmé qu’il était sans danger de circuler dans la région. Si on ne peut pas se fier à leurs informations, on ne peut pas faire le travail. Le plan est donc de prendre un vol de Hargeisa à Galkayo, puis de rejoindre les services de sécurité pour faire le trajet dans le sud.Peu avant le jour de mon départ, Erik se tourne vers moi dans un soupir. « Je veux que tu fasses ton travail. Peut-être que je suis trop protecteur… » Je lui souris en retour : « Alors tu ne seras pas contrarié si j’y vais ? – Je n’irais pas jusque-là. » Il rit et ajoute : « Fie-toi à ton instinct. Va faire ton boulot et reviens ici saine et sauve. »
Il ouvre ses bras pour un câlin, et je l’enlace à mon tour. Nous n’avons aucune envie de nous disputer. Nous caressons l’espoir qu’après plus de deux ans de mariage je sois enfin enceinte. Poul Thisted, mon collègue danois, est déjà parti, je prends donc un vol des Nations unies pour Galkayo. Nous passons la nuit à la pension de l’ONG, juste au nord de la ligne verte. Je ­reçois un sms d’Erik : « Je t’aime. Fais attention à toi. »

« QUE SE PASSE-T-IL ? »
Nous arrivons au bureau et la séance de formation commence. Mais des coups de feu dans le lointain nous rappellent le danger. Les gens évitent de rester dehors sur la véranda, de peur de recevoir une balle perdue. Dès que nous avons terminé, j’envoie un sms à Erik. Un message triste. Je l’informe que j’ai des crampes et que je me suis trompée au sujet de la grossesse. Il faudra simplement continuer d’essayer. Je n’ai que 32 ans. Nous avons encore du temps devant nous.
Avant même qu’Erik réponde, notre voiture arrive pour nous ramener à la pension. Il n’y a que 20 minutes de route. Je m’assois à l’arrière du Land Cruiser et Poul grimpe à l’avant. ­Abdirizak, notre responsable local de la sécurité, monte derrière avec moi. J’ai remarqué que nous avions un autre chauffeur. En temps normal j’aurais exigé des explications, mais Poul ne semble pas s’en inquiéter, je reste donc silencieuse. C’est un trajet de routine, d’environ 10 minutes.
L’attaque débute comme si un ­arbitre venait d’en donner le signal d’un coup de sifflet. Une grosse voiture apparaît en rugissant à notre hauteur et nous force à nous arrêter, aspergeant les fenêtres de boue. Des hommes armés de AK-47 nous ­encerclent en criant et en tambourinant contre le véhicule.

Deux Somaliens ouvrent les portières à la volée et bondissent à l’intérieur. L’un d’eux saisit Abdirizak. L’assaillant, environ 1,80 m, est plus grand que la plupart des Somaliens. Il m’apprendra plus tard qu’il s’appelle Ali. Son visage est ravagé par des cicatrices d’acné, et il a les yeux déments de ceux qui ont trop mastiqué de feuilles de khat. C’est un stimulant en petite quantité qui rend fou à forte dose.
Ali aux yeux furibonds grimpe à côté de moi, son AK-47 braqué sur ma tête. Puis le mystérieux chauffeur révèle qui sont ses véritables employeurs. Il accélère et nous emporte comme un chauffard ivre, nous projetant contre les parois de l’habitacle. Ali et sa bande agitent leurs armes devant nos visages, et il s’écrie en ­anglais: «Portable!»
Le véhicule s’enfonce dans la ­nature, bringuebalant sur des routes cahoteuses. Une fois qu’il a pris nos téléphones, Ali décide que Poul doit s’asseoir à l’arrière avec moi. Lui-même se déplace à l’avant, à côté du chauffeur.
Pendant un instant, je croise le ­regard de Poul et articule silencieusement: «Que se passe-t-il?»
Il répond d’une voix basse et lugubre: «On se fait kidnapper.»

À GENOUX
Les hommes hurlent à Poul de la fermer. Ils ne cessent de sortir nos portables pour appeler des compagnons inconnus en criant très fort.
Seule femme présente, je redoute un viol collectif. C’est arrivé à beaucoup d’autres, Somaliennes ou non, enlevées par des criminels. La terrible ironie de mes récentes tentatives pour tomber enceinte d’Erik ne m’échappe pas.
«Argent», braille maintenant Ali. Poul affirme que nous n’avons rien ; heureusement, ils ne nous fouillent pas. Ali désigne nos bijoux et crie en somali. Je commence à enlever mon imposant collier, mais il ricane et ­secoue la tête. Ils ne veulent que les objets de valeur.

Je tente de me rappeler notre brève formation en cas de prise d’otages. Les instructeurs avaient souligné l’importance de réprimer notre ­colère et d’éviter tout conflit inutile. Les ­attaquants, excités, pourraient aller jusqu’à nous tuer, même si ce n’était pas prévu. On nous a pressés de mémoriser le numéro de téléphone de quelqu’un, afin de prouver qu’on est encore en vie. Notre seule chance de survie est d’avoir un contact avec une source potentielle de rançon.
Je ne risque pas d’oublier le numéro d’Erik. Mais un appel pour prouver qu’on est en vie n’a d’importance que si le kidnapping a été organisé pour de l’argent. Si nous sommes enlevés pour des raisons politiques ou religieuses, il n’y a rien à faire. Il ne nous restera alors qu’à attendre une horrible exécu­tion publique.
Ils n’ont toujours pas dévoilé leurs intentions. Nous ne savons pas qui sont ces gens ni pourquoi ils nous ­enlèvent. Tout ce que Poul et moi pouvons faire est d’échanger des ­regards inquiets.
Nous changeons de véhicules et de chauffeurs pendant que des hommes de main armés nous rejoignent, d’énormes ceintures de munitions autour des épaules. Nous continuons à rouler avec fracas tard dans la nuit. Nous finissons par nous arrêter. Ali nous fait descendre. Jusque-là, un ennui somnolent avait commencé à m’envahir. Il fait immédiatement place à un frisson de peur glacée.
« Avancez ! » crie Ali, en montrant la brousse devant nous. « Avancez ! »Il s’éloigne à grandes enjambées. Il ne vient pas avec nous. Des exclamations sévères répètent l’ordre d’Ali de commencer à marcher. Je ne parviens plus à garder le silence. « Pourquoi ? » je m’écrie, en essayant de croiser le regard de chaque homme.Pour moi, c’est le signe d’une exécution. Mon estomac est noué. Je refuse d’avancer, tétanisée par la peur tandis que les hommes hurlent des ordres. Tous, sans exception, semblent avoir consommé du khat. Leurs yeux sont injectés de sang et ils sont complètement défoncés.
Je désigne ma valise du doigt et crie: «J’ai besoin de mes médicaments!» J’ai un traitement pour ma thyroïde. Sans lui, je souffre de fatigue et d’inflammations – un problème chronique qui n’a rien à voir avec la ­situation actuelle, mais je me raccroche à ce que je peux.
Je fixe leur visage impassible. «J’ai besoin de mes médicaments!»
Finalement, l’un d’eux comprend ce que je raconte, et je suis autorisée à emporter mon petit sac de poudre. Je n’en aurais pas besoin si nous sommes sur le point d’être exécutés. Mais j’agrippe tout ce qui pourrait ­retarder ce moment.
Je suis toujours trop pétrifiée pour obéir à leurs ordres. Puis Poul glisse jusqu’à moi et saisit doucement
mon bras.
«Tout va bien, Jessica, ment-il doucement. Il faut faire ce qu’ils ­demandent.
- Poul, non ! Je murmure. Ils vont nous tuer.
- Jessica… À moins de coopérer, cette confrontation risque d’être ­fatale.»
Je regarde les hommes. Plusieurs braquent leur fusil sur nous. Nous n’avons aucun autre espoir que celui de gagner quelques minutes de vie supplémentaires. Je jette un dernier regard à la « sécurité » inutile du véhicule… et j’abandonne. Nous nous éloignons dans la brousse. « Je suis trop jeune pour mourir », dis-je soudain à Poul. Il me lance un regard dénué de toute expression et continue de marcher.
Les hommes s’alignent derrière nous. Certains portent des armes lourdes ; d’autres ont de longues ceintures de munitions sur les épaules. Il faut que je réfléchisse, que je me ­libère l’esprit. Pourquoi ont-ils besoin d’armes lourdes ? Pour se défendre ? Peut-être pas. Pour nous empêcher de nous enfuir, et éviter que d’autres nous enlèvent?
Ils nous emmènent plus loin dans la brousse. L’air nocturne se rafraîchit, et je commence à frissonner. Poul n’est pas loin, mais nous n’avons pas le droit de parler. Mes lourdes sandales sont assez épaisses pour affronter le terrain, mais je n’arrête pas de m’écorcher le haut des pieds sur des buissons épineux.
Je ne parviens pas à cesser de pleurer de peur, mais je fais de mon mieux pour rester silencieuse. Finalement, nous atteignons un endroit semblable à tous les autres. On y est.
Une vie qui s’achève de cette ­façon expire dans un état de confusion. Il existe un peu de réconfort dans cette agitation, un voile tendu sur la conscience. Je hurle en silence un message à Dieu : je suis trop jeune pour mourir. Je ne cesse de me le ­répéter : trop jeune pour mourir, trop jeune pour mourir. Nos assaillants nous ordonnent de nous agenouiller, dos à eux.

CES HOMMES SONT FOUS !
Les muscles de mon dos commencent à tressaillir. Je prie pour recevoir de l’aide. Puis l’un des hommes s’écrie : « Dormir ! » Ils nous poussent à terre. «Dormir!»
Dormir ? C’est tout ? Je hais la gratitude dont je suis submergée, mais le mot « dormir » est merveilleux. C’est un répit, proche de la clémence.
Pourtant, nous ne succombons pas au sommeil. Cette nuit, nous somnolons par intermittence. Quand vient l’aube et que je suis toujours en vie, je me sens joyeuse malgré l’état d’accablement étrange induit par le manque de repos.
Avec l’arrivée du jour, ils nous conduisent dans un autre lieu. J’ose même espérer m’en sortir, et me mets à recueillir des informations. Poul m’indique qu’il essaie de mémoriser tout ce qui pourrait nous être utile. Ce n’est pas un plan, mais peut-être une ébauche. Nous demandons, avec des mots et des gestes simples, si nous pouvons appeler notre ONG. Notre requête est rejetée, mais les hommes aboient quelque chose à propos d’attendre la permission du « président ». Nous savons que nous tenons au moins quelque chose – quel qu’il soit, il est le chef et se fait appeler par un titre de fonction plutôt qu’une désignation religieuse. Ce titre de consonance laïque est une bonne nouvelle.
Je demande la permission d’aller aux toilettes et reçois un grognement d’approbation. Je choisis un buisson éloigné, tout en m’assurant de ne pas être suivie. J’observe les environs et aperçois une route. Je songe à m’enfuir. Mais où ? Au milieu de nulle part, sans papiers ni argent, toute tentative est vouée à l’échec, laissant Poul à la merci de leur vengeance.
Plus tard, un homme du nom d’Abdi se présente. Il parle un peu anglais et m’assure qu’ils ne vont pas nous tuer – mais ils veulent de l’argent, beaucoup d’argent. Après un certain nombre de siestes rapides et plusieurs allers et retours aux toilettes de fortune des buissons sans me faire attaquer, je m’apaise légèrement. Les affirmations d’Abdi semblent vraies, du moins pour l’instant.
Dans les jours qui suivent, nos kidnappeurs nous soumettent à une routine : nous passons les journées sous un bosquet d’acacias miteux entouré de termitières géantes. La nuit, nous sommes emmenés à découvert et nous dormons à la belle étoile sur des nattes. Les kidnappeurs nous font voyager à pied, en insistant pour que nous gardions le silence. Chaque halte dure plusieurs jours. Nous disposons d’un grand toit de chaume monté sur de hauts piquets. Abdi est un peu le chef de camp. Il agit comme un contremaître lorsqu’il y a quelque chose à faire. Il est bavard, surtout quand il a mâché beaucoup de khat, mais ses sautes d’humeur sont brutales. À tel moment, il peut être étrangement calme, discuter de philosophie, et à un autre, il hurle des ordres au téléphone pour exiger des feuilles de khat et des cigarettes.
J’ai tellement soif que j’ai l’impression d’avoir la bouche remplie de terre. La petite bouteille d’eau qu’on nous donne chaque jour est loin d’être suffisante. Poul prend de l’assurance avec l’un des gardes, il mime notre besoin d’eau et insiste quand l’homme braille pour le faire taire. Plus tard, la situation s’envenime. C’est très rapide. Le garde bondit sur Poul. Il arme son AK-47 et presse la gâchette. Le mécanisme cliquette dans la chambre vide. Cela aurait pu se terminer par le corps sans vie de Poul. Mais non, ce n’est qu’une plaisanterie, un jeu de pouvoir pour humilier Poul.
Un homme plus âgé arrive, il parle anglais et nous dit qu’il s’appelle ­Jabreel. Il se présente comme un « interprète neutre » de Mogadiscio, et nous annonce:
« Ces hommes sont fous ! Ils ­demandent une rançon de 45 millions de dollars !
- Quoi ! je m’exclame. Personne ne paiera autant pour deux travailleurs humanitaires.
- Oui, je leur ai dit. Si votre ­demande est folle, vous n’aurez rien.
- D’accord, Jabreel, si vous voulez de l’argent…

- Pas pour moi. Je ne suis pas un pirate. Je veux juste aider. Je leur ai dit qu’ils n’auront pas au-delà de 900 000 $. »
Ce soir-là, le président arrive. Il a la quarantaine, avec peu de poils au visage. Il s’adresse aux hommes, puis murmure quelque chose à Jabreel, qui nous annonce: «Coup de téléphone.»
C’est enfin le moment de l’appel pour prouver qu’on est en vie, selon le schéma classique d’une demande de rançon. Jabreel a un numéro. Je le regarde le composer et distingue l’indicatif du Kenya. J’entends un homme répondre et se présenter comme Mohammed. Jabreel me tend le téléphone, et l’homme affirme qu’il est un assistant de notre conseiller en sécurité. Il me pose quelques questions de vérification, comme le nom de mon premier chien. Puis Jabreel m’arrache le téléphone et parle à Mohammed, s’assurant qu’il travaille bien pour l’ONG. C’est tout.
Je suis contente d’avoir envoyé ce message, même par ce moyen détourné, mais je suis déçue de ne pouvoir contacter Erik. Je ne peux me raccrocher qu’à la voix d’un étranger.
Puis le président aboie un ordre. Nous sommes ramenés à notre camp, ensuite dans une prairie à découvert, et nous terminons la journée avec un fusil agité devant nous et avec l’ordre de «dormir».

OÙ EST LE MAGOT ?
Jabreel nous explique que les hommes s’inquiètent des satellites de surveillance et des avions de reconnaissance. Mais je rétorque : « Nous sommes juste des travailleurs humanitaires. Personne n’utiliserait de tels engins pour nous rechercher. » Quoi qu’il en soit, nos geôliers doivent penser que les avions ne sont pas efficaces la nuit. L’habitude de nous faire avancer en terrain découvert pour dormir se répète chaque soir.
Les jours commencent tous à se ressembler. Ils s’étirent sous le couvert des arbres, suivis de nuits au sommeil agité, à la belle étoile dans le désert. J’attrape une infection urinaire, et j’ai aussi des problèmes ­intestinaux. Tout le monde mange avec les mains dans le même plat que l’on fait tourner. Ne pas tomber malade aurait été un miracle.
Le virus intestinal qui se transmet dans le camp me lessive. Je n’arrête pas de courir jusqu’à un buisson lorsque la diarrhée me tord le ventre, en alternance avec des vomissements. Je demande aux hommes de me laisser voir un médecin. Je sanglote. Ils détestent quand je pleure et réagissent avec colère, en m’ordonnant de la fermer. Finalement, un médecin arrive. Il m’examine à la hâte, me lance quelques pilules et s’éloigne pour mastiquer du khat avec Jabreel.
Un matin, Abdi revient des limites du camp, où il était en train de hurler au téléphone. Il saisit un grand bâton et attaque Poul, qu’il bat violemment. Ma terreur atteint des sommets.
«Où est l’argent?, crie Abdi en ­balançant son bâton. Où est l’argent?
- Nous n’y sommes pour rien», proteste Poul.
Il lève une nouvelle fois le bâton au-dessus des bras tendus de Poul. Ce dernier le supplie d’arrêter, et je sanglote de frustration. Abdi remarque ma détresse mais, comme d’habitude, mes larmes n’attirent aucune compassion. À la place, il se rue vers moi, agitant son bâton. «Toi, debout! Marche!» Je commence à marcher. Abdi me hurle au visage comme un instructeur militaire.
«Où est l’argent?» Je me force à répondre très calmement. « Je ne sais pas. Poul ne sait pas. Même si vous nous frappez, on ne sait toujours pas. »
Il s’arrête et m’oblige à me mettre à terre, puis s’accroupit devant moi. Il me fusille du regard et, avec le doigt, trace le nombre 18 dans le sable.
«Je reçois 18 millions dans sept jours – sept jours – ou je vous coupe la tête!»

LE TÉLÉPHONE SONNE
Je suis aussi déconcertée qu’Abdi par la tournure des négociations. Je ne peux m’empêcher de me demander ce qui se passe avec Mohammed et notre ONG. Le silence est notre seule réponse.
Un jour, ils nous emmènent dans le désert pour tourner une vidéo. Deux gardes se tiennent derrière nous avec des fusils d’assaut. Poul doit dire à la caméra que nous allons bien tous les deux, en soulignant qu’il ne doit pas y avoir d’attaque des forces armées. Puis Poul implore nos familles de puiser dans leurs propres ressources pour aider à réunir la rançon, mais je sais que ces « richesses » n’existent pas.
Au bout d’un moment, Abdi comprend que, s’il nous tue, toutes les promesses d’argent s’envoleront. Sa manière de gérer la date butoir d’une semaine consiste à l’ignorer. J’essaie d’être reconnaissante de ce sursis, mais il semble dangereux de supposer que nous soyons tirés d’affaire.
C’est à peu près à ce moment-là que Jabreel contacte mon mari. Il me laisse prendre le téléphone.
« C’est Jessica, je commence, retenant mon souffle.
- Salut… euh, Jess, c’est Erik. Comment vas-tu ? Il arrive à m’exprimer toute son inquiétude dans ces quelques mots.
- Ça va, euh, on va bien. » Je le presse de confirmer que Mohammed est bien le négociateur désigné pour nos deux familles, et de dire à Abdi qu’il fait de son mieux pour ­réunir une rançon. Puis je demande à Jabreel : « Va chercher Abdi. » J’annonce à Erik : « Le chef de la milice vient écouter ce que tu as à dire. Mais avant qu’il arrive, je veux juste que tu saches que je t’aime. » Sa voix se serre : « Je t’aime aussi. »
- Et je m’en sortirai.
- C’est bien, Jess. » Sa voix est ­monotone. Il est visiblement dans une pièce pleine de monde.
Abdi arrive en trombe, les yeux gonflés à force de mâcher du khat. Pendant ce temps, Jabreel explique à Erik : « Je ne suis pas l’un d’eux. Je dois faire ce qu’on me dit. »
Puis Abdi écoute Erik lui assurer que les familles soutiennent ­Mohammed et les négociations. Enfin, il s’écrie: «Jessica! On prie pour vous et on fait tout notre possible pour que Poul et toi rentriez!» Jabreel raccroche. C’est fini.

DU BRUIT DANS LA NUIT
Après cet appel, nos ravisseurs me séparent de Poul. Jabreel commence à envahir mon espace personnel, il me fait des avances sexuelles déplacées. Je ne cesse de lui répéter : « Non, Jabreel. Je suis mariée. Et vous aussi. »
Je dois éviter de me mettre notre principal interlocuteur anglophone à dos. Il le sait et joue là-dessus, ses attentions devenant plus insistantes chaque jour. Une nuit, je me réveille et le trouve assis à côté de moi. Sa main est glissée sous ma couverture et touche mes jambes. Je le repousse et me tourne pour me rendormir.
Je suis devenue tellement insensible à la menace constante que je ne peux simplement pas garder en tête cette lutte de tous les instants pour ma survie. Je m’imagine de retour à la maison, passant mentalement d’une pièce à l’autre, pensant à Erik en train de m’attendre. Je rêvasse à l’idée de m’échapper. Je nourris le fantasme de l’évasion et des secours – mais évidemment, il n’y a pas d’aide.
Deux semaines plus tard, les hommes ramènent Poul au camp. Sans explication, un jour, il est simplement de retour. Nous essayons de nous raconter ce qui s’est passé, mais discuter reste difficile à proximité de nos kidnappeurs.
Un autre jour, un vrombissement se fait entendre, léger mais présent, semblant venir du ciel. Il n’y a rien à voir, mais nos ravisseurs s’assurent que nous sommes bien dissimulés par les branches des arbres.
Les Somaliens nous punissent tous deux de ne pas leur rapporter leurs millions. Ils nous séparent encore, nous placent en isolement artificiel, puis nous remettent ensemble sans explication. On me contraint à manger la seule nourriture dont ils disposent, même si elle me révulse. Je perds huit ou neuf kilos.
Une nuit, j’ouvre les yeux. Le ciel est noir. La lune est absente, et un voile de brume cache les étoiles. Je suppose qu’il est environ 2 h. L’heure d’un tour aux buissons.
Ah ! qu’est-ce que je déteste me lever ! Mais mon infection urinaire m’empêche de dormir d’une traite. Je me redresse et prononce calmement  « toilettes ». Je dois recevoir l’autorisation de m’éloigner de ma natte.
Aucune réponse. Je reste immobile et retiens mon souffle pour écouter. J’entends nos gardes ronfler. Je monte un peu la voix. « Les gars, vous m’entendez ? Toilettes. » Pas un mouvement. Ils ne m’entendent pas ou s’en fichent.
Je pousse un soupir d’exaspération. Génial. Je zigzague jusqu’au buisson le plus proche sans trébucher sur personne. Je suis seule, tout est paisible et calme. Je n’entends rien, à part le bruissement des feuilles sous la brise.
L’obscurité est rassurante. Je fantasme à l’idée de m’échapper, de marcher vers la liberté, en m’arrêtant à des points d’eau. Je ressens un soulagement physique quand j’ai fini, mais j’ai toujours mal dans le bas du ventre. M’enfuir ? Oui, bien sûr.
Des bruits légers se fraient un chemin jusqu’à ma conscience. Peut-être des animaux. Le faible craquement d’une brindille, un branche de buisson frottant contre une autre. Qu’y a- t-il, là dehors ? Est-ce que j’hallucine ? Dès que je glisse vers le sommeil, j’entends un autre petit bruit. On dirait des insectes sortant de leur nid. Très vite, ces sons atteignent l’extrémité de ma natte. Un Somalien bondit alors sur ses pieds. Il pousse une exclamation chuchotée. Je l’entends armer son fusil. Sa voix est paniquée. Une pause, puis des bruits d’agitation tout autour du camp. Les hommes se relèvent en sursaut, on entend le cliquetis des armes…
Et tout explose. Des tirs partent dans toutes les directions. Je suis sûre de crier mais je ne m’entends pas au-­dessus du vacarme. Un autre clan est-il venu nous voler, nous tuer ? Silencieusement, j’envoie tout mon amour à Erik, et ne cesse de me répéter : « Oh mon Dieu ! Oh mon Dieu ! Oh mon Dieu ! » J’entends les Somaliens crier des ordres, puis hurler sous l’impact des balles, puis agoniser. Quelqu’un s’exclame : « Oh, non ! » Puis je l’entends pousser un râle quand il est atteint par les balles.
Des mains rudes attrapent ma couverture. Je lutte pour la garder. Je ne sais pas pourquoi mais elle représente la sécurité pour moi, c’est ainsi.
« Jessica ! » appelle une voix masculine.
Ça m’arrête comme une gifle. Un accent américain ?

La nuit noire masque les visages devant moi. Ils sont comme des fantômes avec des armes mortelles. Je n’arrive pas à comprendre que ces personnes sont peut-être en train de m’aider. Je me débats et crie de toutes mes forces. Même si je m’attends à être tuée, mes instincts me commandent de lutter.

Puis j’entends encore :
« Jessica ! C’est l’armée américaine. Nous sommes là pour vous ramener chez vous. Vous êtes en sécurité. »

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