Écrire l’amour

Un écrivain plutôt sérieux et sceptique succombe à l’art de courtiser avec des mots.

 

1 / 2
Écrire l'amour

Lorsque les responsables d’un atelier d’écriture m’ont demandé de diriger un cours d’une journée sur l’écriture de lettres d’amour, ma première réaction a été d’éclater de rire.

J’écris de la littérature, des récits de voyage, des portraits et d’autres formes de journalisme narratif.

J’ai écrit sur des réfugiés dans le Sahara, sur des morts le long de la frontière entre les États-Unis et le Mexique, un boxeur nigérian à Calgary et des lutteurs traditionnels en Iran.

Au fil des ans, j’ai couché sur le papier quelques lettres de Saint-Valentin pour ma femme, Moonira, mais ça ne suffit pas à me donner une légitimité. Mes attributs les plus romantiques sont les voyelles de mon nom. N’étant pourtant pas en position de refuser du travail rémunéré, j’ai accepté.

Ensuite, j’ai fait ce que tout Cyrano moderne qui se respecte aurait fait: j’ai cherché sur Google. Un site internet me conseillait d’inclure une petite photo de moi-même afin que ma bien-aimée puisse «la contempler en pensant à moi avec tendresse».

Un autre me rappelait qu’«un papier spécial donnerait beaucoup plus de poids à ma lettre» et me suggérait de trouver un endroit isolé avec des lumières tamisées et de la musique douce pour «stimuler mon âme romantique». Un site conseillait même de donner à l’objet de mon affection un surnom inspiré de ses goûts («si elle est passionnée de danse, vous pouvez l’appeler Shakira!»).

J’ai commencé à paniquer. Je déteste ça. Toute ma carrière n’a été qu’une bataille contre le sentimentalisme et les clichés. Dans quoi m’étais-je embarqué? Pour éveiller l’intérêt, l’atelier d’écriture invite les enseignants à une soirée d’inscription durant laquelle ils présentent brièvement leur cours.

J’ai commencé par citer Jean-Jacques Rousseau. Pour écrire une belle lettre d’amour, recommandait-il, il faudrait commencer sans savoir ce qu’on veut dire, et finir sans comprendre ce qu’on a écrit. Ensuite, j’ai annoncé à tout le monde que nous allions ignorer ce conseil. Nous allions nous comporter en écrivains, pas en adolescents transis d’amour.

Trois jours plus tard, j’ai appris que toutes les places avaient été prises. J’étais sous le choc. Quel genre de personne sacrifierait volontairement un dimanche pour écrire des lettres d’amour? Le genre féminin, visiblement. L’âge de mes étudiantes – neuf en tout – allait de la vingtaine d’années à celui de la retraite. J’ai reconnu une jeune femme,

Jennifer, qui travaille à l’atelier. Une autre avait suivi un cours sur des récits de voyage que je menais l’année précédente. Une autre encore nous a annoncé qu’elle écrivait des fictions érotiques. (Je me suis demandé pourquoi elle n’avait pas été contactée pour donner le cours.)

L’absence d’hommes m’a étonné, jusqu’à ce que je m’avoue que je ne me serais sûrement pas approché d’un atelier de lettres d’amour non plus. Peut-être parce que, au fond, je crois que ce type d’épanchements est trop personnel pour être partagé avec des étrangers. Les hommes se vantent de leurs performances sexuelles, mais je n’ai jamais entendu aucun de mes copains évaluer ses manières d’exprimer l’affection. Les hommes parlent de conquête, pas d’intimité.

2 / 2

Mes étudiantes, en revanche, étaient partantes. Nous avons posé quelques règles de base. Les lettres d’amour, ai-je plaidé, n’ont qu’un but: séduire. Déclarer son amour n’est pas suffisant, vos phrases doivent inspirer le désir de votre destinataire.

À l’origine, les lettres d’amour devraient être une autre forme d’écriture de qualité – elles peuvent être des œuvres d’art dans leur expression, leurs fioritures, leurs exagérations et leur mémoire sélective. Cette forme littéraire peut sembler obsolète à l’ère des émoticônes et des «sextos», mais nous exprimons toujours mieux l’amour en termes choisis. Mieux nous écrivons, mieux nous courtisons.

Pour mettre ces idées en pratique, nous avons passé la majeure partie de la journée sur des exercices. J’ai demandé à mes étudiantes de faire un bref compte rendu de leurs relations passées, puis d’émailler ces histoires de détails sur lesquels broder. Je les ai encouragées à être précises et à utiliser leur propre style, pas un ton romantique exalté. Je leur ai fait écrire des billets doux à leur béguin d’école primaire. Je leur ai même fait griffonner des lettres à leur déjeuner. Je voulais bousculer leur idée de ce qui était possible.

J’ai lu à haute voix une missive foisonnant d’obscénités qu’un yéti au cœur brisé adresse au père Noël. Voyez cela comme une amitié fusionnelle qui aurait mal tournée. Jadis très proches, les deux amis se sont éloignés, et dans cette longue lettre – écrite sous pseudonyme par l’auteur et illustrateur Graham Roumieu -, le yéti tente de se racheter: «Cœur yéti triste comme chaton qui s’étrangle avec joli ruban.»

La lettre a fait rire le groupe, mettant ainsi en évidence l’aspect souvent très solennel de l’amour. Le mot lui-même n’apparaît qu’après de longues hésitations, s’il est prononcé avec sincérité. Mais en adoptant les grognements monosyllabiques du yéti, Roumieu fait tomber l’amour de son piédestal et nous rappelle qu’être épris peut aussi être idiot et amusant.

J’ai également utilisé une courte lettre à couper le souffle de Frida Kahlo à Diego Rivera: Rien n’est comparable à tes mains, rien ne vaut l’or vert de tes yeux. Mon corps s’emplit de toi pour des jours et des jours. Tu es le miroir de la nuit, la lumière violente de l’éclair. L’humidité de la terre. Le creux de tes aisselles est mon refuge. Mes extrémités touchent ton sang. Je n’ai d’autre joie que de sentir la vie jaillir de ta fleur-fontaine, que la mienne garde pour remplir tous les chemins de mes nerfs, qui t’appartiennent.

Je voulais montrer à mes étudiantes qu’une belle lettre d’amour pouvait éviter les formulations insipides, les adjectifs passe-partout ou le mot essentiel lui-même. Kahlo, ai-je plaisanté, est peut-être la signataire de la seule lettre d’amour à employer efficacement le mot aisselles. Mais ce terme révèle justement quelque chose d’essentiel: quand on est amoureux, tout apparaît sous un jour différent.

Les objets les moins romantiques – l’humidité de la terre, le sang, et, oui, les aisselles – deviennent une source de beauté insoupçonnée. L’amour renouvelle le regard que l’on pose sur le monde, il embellit l’ordinaire.

Ma lettre préférée est celle de l’auteur israélien Etgar Keret qui imagine un anniversaire idéal pour sa bien-aimée. Ce jour-là, écrit-il, débutera par un agréable trajet en autobus – «L’autobus s’arrête, le conducteur te sourit, les vitres brillent, la monnaie est menue» – et se poursuivra par une fête surprise réunissant tous les gens qu’elle aime. «Les comiques plaisanteront, les intelligents le seront encore plus, même les mélancoliques auront un vrai sourire.» La soirée s’achèvera en faisant l’amour, si elle le désire, ou par un massage avec des huiles «achetées spécialement pour l’occasion dans une vieille échoppe de bédouin».

La lettre bien construite d’Etgar Keret, avec un début, un milieu et une fin, nous rappelle que l’amour tisse un récit là où nous le définissons trop souvent par des instants, comme s’il se présentait sous forme de tendres capsules. C’est ainsi qu’il nous est vendu, surtout en février. Comme une rose passée d’une main à l’autre, un ruban qu’on dénoue, un cadeau qu’on déballe. Comme on ouvre un écrin de velours.

Hors des fantasmes de la Saint-Valentin, cependant, le véritable amour se déploie dans le temps. Il grandit et perdure et se renforce. Il arrive aussi qu’il périclite. Et qu’il meure. Nos histoires d’amour ne se résument pas à quelques lignes rythmées sur une carte de vœux rose. Ce sont d’épais romans écornés que l’on écrit pour soi-même.

Je ne sais pas exactement ce que mes étudiantes ont tiré des heures que nous avons passées ensemble. J’espère simplement qu’elles ont pris quelques bonnes habitudes d’écriture. Pour ma part, c’était tout une surprise : j’ai eu un coup de foudre littéraire. J’étais tombé amoureux de l’art d’écrire des lettres d’amour.

Je me suis précipité chez moi, dénichant du «papier spécial» au fond d’un tiroir de bureau et j’ai enfin commencé à écrire : « Chère Moonira… »

Newsletter Unit