Des nouvelles de Dany Laferrière

Du prestigieux prix Médicis en 2009 à une entrée dans Le petit Larousse illustré 2012, la consécration : un siège à l’Académie française, une première pour un Canadien. «J’écris pour prendre des nouvelles de moi», dit l’écrivain Dany Laferrière. Voici des nouvelles, d’un immortel.

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Des nouvelles de Dany Laferrière

Je vous cite : « L’émotion n’est pas un muscle. » Cette sensibilité qu’on perçoit dans votre œuvre est-elle innée ou vient-elle du fait que vous avez grandi dans un monde de femmes ?
Ah ça, il doit y avoir de ça ! Mais je ne sais pas puisque je n’ai pas vécu dans un monde autre. Je ne peux pas savoir comment l’émotion s’introduit pour les autres. Je ne pense pas non plus qu’il n’y a qu’une émotion possible, qu’une manière d’être sensible aussi. Ça ne peut pas se cultiver, c’est ce que je voulais dire, mais je crois aussi qu’il y a un angle, une posture, une façon de regarder le monde, et à partir du moment qu’on trouve cette posture, ou qu’on s’en tient à sa posture naturelle, on voit le monde de cette manière-là.

Vous parlez de la posture, vous avez écrit justement : « Si on reste attentif aux autres même sans bouger, on ne sort pas du monde. On en devient le pivot. »
C’est ce que j’ai vu ma grand-mère faire. Elle était sur sa galerie et puis elle offrait du café aux gens, ce qui selon moi est la forme la plus civilisée d’être au monde. Offrir du café l’après-midi aux gens qui passent et s’enquérir de leur quotidien. Donc pour moi c’est ça, on le voit dans tous mes livres, le narrateur est très rarement un personnage principal. C’est sa grand-mère qu’il décrit, c’est Bouba dans Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, c’est Frantz dans Je suis fou de Vava… Le narrateur est en posture d’admiration souvent. Même dans le Journal d’un écrivain en pyjama, il ­admire tous ces écrivains qu’il présente. Et cette faculté d’admirer pour moi est fondamentale et tient lieu à la matière primitive de l’émotion.

Vous parlez de votre grand-mère. On vous a décrit à la fois comme féministe et antiféministe, quel est votre rapport à la femme ?
Je n’ai pas de rapport du tout précisément. Bien sûr, j’ai été élevé dans la chambre des dames, j’ai toujours vu les femmes. Ce que j’aime tout simplement c’est cet univers tel que je l’ai connu. Il a changé l’univers des femmes au fil du temps, la femme n’est pas un vocable éternel, ça change comme les hommes, les chiens ou n’importe quoi. Mais je pense que le regard féminin, celui de mon éducation, celui de mon ­enfance, est un regard qui va plus loin que le regard masculin. C’est comme ça.

Quand ma grand-mère était au ­salon à recevoir les gens, elle voyait toujours loin parce qu’elle devait se placer à un endroit où elle pouvait regarder au fond de la cour comment se faisait la nourriture, comment était tenue la maison pendant qu’elle était indisponible, et même l’action par-delà la cour, et puis ensuite elle devait s’occuper avec beaucoup d’attention de ce qui se disait autour d’elle pour activer à nouveau la conversation, pour s’intéresser aux gens venus la voir, et je trouvais que cette position était la posture du romancier. Et donc ça m’a aidé dans mon métier.

Vous avez donc hérité de ce côté féminin ?
Oui, d’être à la fois dans la conversation, c’est-à-dire dans l’apparence des choses, et dans l’activité constante qu’exige le quotidien. Je me dis qu’un homme comme Tolstoï doit avoir cette habileté pour pouvoir écrire un livre comme Guerre et paix, parce que c’est le même principe. Il s’occupait de la guerre de ­Napoléon avec l’armée russe en même temps que des salons de Saint- Pétersbourg, et en même temps aussi que de l’écrivain lui-même qui doit prendre soin de son écriture. Ce sont des qualités féminines, je crois, pour inventer un monde au livre.

Inventer un monde au livre… Au-delà de la fiction, vous dites écrire pour prendre des nouvelles de vous-même, le plus près de vous-même possible. Après 30 ans, est-ce que ça fait de vous…
Un homme informé de lui-même ? (Rires)

 Oui, ou un meilleur homme?     

Je ne sais pas si ça fait un meilleur homme de moi, ce que je sais c’est que quelqu’un qui écrit beaucoup passe un temps – de plus en plus merveilleux – à ne pas faire du mal au moins. Pour écrire, je dois lire et je lis beaucoup. Quand j’écris et que je lis, on peut dire que ce temps-là je ne suis pas en train de faire du mal à d’autres. Je suis même dans un temps idéal, dans une occupation idéale parce que je fais se rencontrer, se croiser, se télescoper des temps, des modes, des pensées et des réflexions. Et si j’ai fait ça quatre heures par jour pendant 30 ans, j’ai été un être parfait qui n’a fait que rêver et travailler à ce que ses rêves touchent les autres, et peut-être illuminent les autres aussi.

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Dans L’énigme du retour, vous écrivez, en parlant de votre père : « Je me demande quand a-t-il su qu’il ne retournerait plus jamais en Haïti et qu’a-t-il senti exactement à ce moment-là ? ». L’exil et le ­retour sont aussi indissociables que parfois inconciliables pour certains. De votre côté, vous êtes retourné à Haïti à plusieurs reprises, vous en revenez justement. Vous y sentez-vous étranger ?
Oui, j’ai toujours été à la fois présent et étranger au monde, sinon je n’aurais pas écrit. La curiosité se développe plus dans un univers qui nous semble étranger, et étranger d’abord à soi-même. Comme je l’ai dit, j’écris pour avoir des nouvelles de moi. C’est une distance, qui peut être inquiète comme discrète aussi, c’est-à-dire je suis étranger parce que je frappe à la porte de ma chambre avant d’entrer. Je suis toujours en distance. Je déteste les gens qui croient que l’authenticité permet tout. Je déteste la familiarité, la vraie, qu’on me donne des tapes sur le dos, parce que je prends beaucoup de distance avec moi-même. Sans être arrogant, ce n’est pas une distance de pouvoir, pas du tout, au contraire, c’est une distance à la fois amusée et curieuse, parce qu’il se déroule devant moi une aventure dont je suis pour le moment un des témoins et si je suis dans une relation de familiarité totale avec celle-ci, je ne pourrai pas en goûter tout le sucre.

Vous dites « je cogne avant d’entrer dans ma chambre ». Êtes-vous chez vous quelque part ?
Oui et non. Oui parce que j’ai construit ce chez-moi, mais non parce que le film n’est pas terminé.

Allez-vous être un jour chez vous ?
Mais je ne cherche pas à être chez moi, c’est là le problème !

Vous allez donc être en exil toute votre vie ?
Je ne sais pas. Je suis en distance. Non, parce que quand on dit exil, on le met avec des pays où il y a une dictature, alors que je dis que tout le monde l’est. On est en exil de son enfance. Votre mère ou votre père ne peuvent pas retourner à l’endroit d’où ils viennent parce que la vie s’est faite ailleurs, mais des fois ils y pensent. Tout le monde est en exil. C’est à cause des problèmes politiques et des écrivains qui ont voyagé dans les pays du Nord qu’on a mis l’exil sur un plan uniquement territorial.L’exil, c’est une notion de dictateur ; le dictateur croyait m’envoyer en exil, mais moi j’étais en voyage. Le voyage est une aventure.

L’enfance est un autre de vos thèmes préférés. Est-ce que ce fort lien à l’enfance que vous entretenez vous a permis de rendre l’exil plus supportable ?
Oh ! Les humains cherchent à se consoler… Mais c’est vrai qu’il y a un rappel constant de l’enfance dans tous mes livres. Mais mon enfance n’est pas une mémoire, c’est un présent de l’indicatif qui m’habite constamment.

La dictature, que vous avez même abordée avec un doigté paternel dans Le baiser mauve de Vava, est un autre thème fort de votre œuvre. Vous avez vécu la dictature, le racisme, et vous vous refusez à prendre position politiquement, à prendre la tribune revendicatrice, dénonciatrice. D’autres se seraient faits pamphlétaires pour bien moins.
Ah non, prendre position et prendre la tribune, ce sont deux choses différentes. Je me fais pamphlétaire bien sûr.

Vraiment ?
Ah, mais complètement, mais d’une autre façon que de la manière convenue qui est d’attaquer frontalement. J’oppose à la dictature la vie. Quand je suis arrivé à imposer l’univers où une vieille dame offre du café aux gens, où un petit garçon se trouve dans un bonheur absolu, et qu’après on apprend que cela se passait en 1963 à l’époque où Duvalier s’est fait président à vie, lui qui est devenu le dictateur le plus sanglant de notre époque, si ce n’est pas du pamphlet, je vous demande ce que c’est ! Je ne voulais pas que la dictature m’entraîne dans son ­univers. Pour que je puisse le démonter et l’expliquer, je voulais lui opposer la vie que tout le monde aurait dû avoir.Quand je dis qu’il était possible d’être heureux sous la dictature si on était protégé par des gens qui nous aiment et que j’ai démontré que mon enfance valait n’importe laquelle, j’ai déplacé le paradigme. Toute mon esthétique me vient de ma grand-mère qui se contentait d’offrir du café, et de cela j’ai compris que c’était le triomphe de la culture : c’était l’acte le plus anti-Duvalier qui soit.

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Votre roman Je suis un écrivain japonais, paru au moment où le débat sur les accommodements raisonnables mobilisait le Québec, s’avère un plaidoyer pour la diversité.
Oui, mais je n’ai pas pensé du tout aux accommodements raisonnables en écrivant Je suis un écrivain japonais. Il est normal d’écrire des choses qui nous touchent, nos expériences, mais ce qui est absolument incroyable, c’est que quelqu’un nous lise. Et si ce quelqu’un là se trouve à l’autre bout du monde, a sa littérature qu’il peut lire et, s’il veut aller ailleurs sur le plan international, a toute la littérature classique du monde, et là brusquement se trouve à lire un écrivain montréalais d’origine haïtienne, il me semble que cet acte est d’une subversion totale. Comment a-t-il pu éliminer toute cette bibliothèque du monde entier ? Alors je dis que dans ce cas l’identité de l’écrivain se confond avec celle du lecteur, et que peut-être même l’identité du lecteur est plus forte ; donc je deviens un écrivain japonais. Mais beaucoup de gens ont pensé que c’était ma réponse à ce débat identitaire. Le Québec a toujours fourmillé de débats identitaires.

On y est récemment replongé avec la charte.
C’est ça, c’est une constante. Mais non, ce n’était pas ça qui était dans ma tête, j’étais dans la littérature. La question identitaire pour moi n’était pas une recherche de l’identité, c’était précisément l’ambiguïté d’avoir une identité. Je ne me suis jamais questionné sur mon identité. Au contraire, je l’ai dit : les Haïtiens ont un trop-plein d’identité, c’est leur problème. Non. Si on lit mes livres, on sait très bien d’où je viens. Je viens de la chambre des dames. Mon identité, mon esthétique, ma vision du monde, je vous l’ai dit, elle tient en une petite chose toute simple, sans discussion, une dame assise sur une galerie d’une petite ville d’Haïti avec une cafetière à ses pieds et son petit-fils couché devant elle à regarder les fourmis, à écouter la pluie qui tombe. Je sais très bien qui je suis et je l’ai amené partout, dans tous mes livres. Je parle très peu de pays. Je dis que je ne suis pas noir, je ne suis pas haïtien, je ne suis même pas de Petit-Goâve, je suis du 88, rue Lamarre, une adresse du bonheur dans l’enfance.

Parlant d’identité, vous en avez une nouvelle, et non la moindre : votre consécration comme immortel au sein de l’Académie française. J’ai vu votre réaction à chaud, mais comment ­vivez-vous, avec le recul, cette gloire ?
C’était quoi ma réaction à chaud ? Je ne sais pas trop.

Vous étiez à Haïti, et vous me sembliez quasi froid, ou en tout cas cela semblait vécu de l’intérieur.
Oui, mais c’est toujours comme cela avec moi, c’est-à-dire je n’ai pas marqué un but.

Ce n’est pas marquer un but ?
Je ne veux pas dire que ce n’est pas marquer un but, je dis que la littérature c’est une autre catégorie. Je peux toujours avoir tous ces prix et c’est un jeune homme qui a écrit 10 poèmes qui restera. On connaît Rimbaud. Donc ce n’est pas la même chose que marquer des buts. C’est peut-être un jeune écrivain qu’on ne connaît pas du tout là, qui va nous enterrer tous, Tremblay, Blais et moi. Mais ce n’est même pas ça, c’est comme ça que je suis, c’est-à-dire j’essaie d’être poli et si on veut que je sois content, je le suis, et si on voulait que je sois moins content, je le serais, mais au fait j’ai plus le goût d’aller lire. Des critiques m’avaient attaqué quand j’ai eu le prix Médicis disant « Pourquoi fait-il semblant de ne pas être content ? Pourquoi ne perd-il pas la tête ? » Mais il faut quand même à un moment donné qu’on se dise que peut-être qu’il est comme ça puisque ça fait 30 ans. Je pense qu’au Québec on croit que si on ne saute pas de joie, c’est parce qu’on est vaniteux, qu’on se prend pour un autre. Mais non. En 30 ans, on sait comment quelqu’un vit, et on ne m’a pas regardé en grandissant, on m’a regardé à partir du moment où je suis devenu écrivain, publié je veux dire, parce que je l’étais déjà à Port-au-Prince, je viens de le découvrir d’ailleurs. J’étais avant-hier à la Bibliothèque nationale où on exposait tous les textes que j’avais écrits dans les journaux et je n’ai pas fait un iota de progrès en 40 ans d’écriture. Pas un iota de progrès !

Ça vous désole ?
Non, pas du tout ! Au contraire, parce que je ne crois pas dans le progrès, je crois dans la nature des choses. Donc ça me montre que j’étais authentique. Je ne suis pas parvenu, donc je n’ai pas fait de progrès.

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Vous avez écrit : « Ces moments de l’enfance, souvent gorgés d’un bonheur simple, me permettraient de sortir du piège de la célébrité. » Peu après votre élection à l’Académie française, vous nous revenez avec deux magnifiques livres pour la jeunesse, Le baiser mauve de Vava et L’odeur du café.
Oui, l’enfance !

Ce plongeon dans la jeunesse après ce coup de maître était-il pour vous empêcher de vaciller ?
Non, pas du tout. Quand j’ai dit le sillage de la célébrité, je ne parle pas de moi. Je parle de… Vous avez vu, que ce soit ici, en Haïti ou en France, le nombre de fêtes qu’on a faites pour moi. Et comme je l’ai écrit : ma vie est devenue une fête perpétuelle où je suis parfois invité.

Et pour vous paraphraser, si on veut écrire un autre roman il faut mettre de l’eau dans vin !
(Rires) Voilà. Un écrivain qui croit que la vie se passe dans les 5 à 7, c’est un écrivain mort. Et même je pense plus grave que ça, est un homme mort. Et donc je n’ai pas écrit L’odeur du café pour me sauver, j’ai constaté que j’avais cette petite pépite dans la poche. Mais j’adore et je vais dans toutes les mondanités. S’il y a une fête et même si c’est pour moi, j’y prends plaisir, mais en même temps les gens disent, mais oui, mais où est-ce qu’il prend le temps ? Je voyage sans cesse, j’écris sans cesse, je lis sans cesse, je vais dans des fêtes sans cesse, oui ! Précisément parce qu’il y a cette petite distance, sinon on serait noyé. J’en ai vu qui se sont noyés en 30 ans. Vous savez, un livre, ça dure six semaines en librairie, donc j’en ai vu des gens qu’on a annoncés comme l’écrivain du siècle et qui se sont noyés dans leur amertume. Le succès a fait beaucoup plus de destruction que l’échec.

Vous avez déjà affirmé que vous rêviez de vous perdre dans le paysage, d’aller ailleurs, de connaître une dernière vie, sans toutefois renier les précédentes. L’avez-vous trouvée cette possibilité d’une autre vie ou y rêvez-vous toujours ?
Toujours ! Oui, bien sûr ! Nous vivons tous une autre vie, constamment. Mais l’affaire c’est que nous ne sommes pas attentifs. Nous avons tous des vies secrètes, des choses que nous ne disons pas aux autres et même nous les prenons pour de vilains petits secrets alors que c’est peut-être une autre vie. Et c’est ça que la littérature nous apprend. Quand on décrit un personnage avec ses vies différentes, les gens s’identifient parce que nous nous identifions précisément à cette possibilité, à cette idée d’avoir une autre vie. Nous nous disons « ils nous ressemblent ». Et c’est là le fondement même qui fait que le lecteur retrouve l’écrivain, c’est parce qu’on présente des gens avec des vies secrètes, même si ce n’est qu’en pensée, et nous croyions que nous étions les seuls à vivre ainsi. La littérature doit dévoiler ces vies, doit montrer que l’être  humain n’est pas au premier degré.

Vous écrivez presque toujours au présent de l’indicatif. Est-ce que Dany Laferrière vit au présent ?
Je suis plus rapproché du présent de l’indicatif et je ramène tout au présent, même mon enfance. Je ne ramène pas les anecdotes, mais les sentiments, les émotions.

Vous êtes un grand écrivain, mais avant tout peut-être un grand lecteur.
Oui, je suis un lecteur qui écrit.

Si nos lecteurs n’avaient qu’un livre à lire, lequel leur recommanderiez-vous ?
Non, je ne recommande pas les choses aux gens. La bibliothèque mondiale est tellement grande. On ne peut pas vous montrer le chemin de la lecture. Frayez votre chemin vous-même. Si nous passons notre temps dans le fétichisme à lire les livres conseillés et à lire en même temps les mêmes livres, c’est d’une telle pauvreté pour une bibliothèque si grande. Il y a des milliards de livres depuis la nuit des temps et des livres qui attendent. Et puis si vous lisez un livre que les autres n’ont pas lu, ce n’est pas parce qu’il n’est pas bon, c’est parce que vous êtes plus curieux.

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