Presque 50 ans après, je me souviens de cet après-midi-là comme si c’était hier. En entendant les rires, la fillette de huit ans s’est retournée sur sa chaise pour cacher ses larmes pendant que l’enseignant essayait en vain de calmer une classe déchaînée contre la plus faible du groupe.
Craignant que les élèves populaires ne nous croient amis, je ne l’ai pas remerciée. J’ai fait pis, je n’ai pas accepté son cadeau. C’était impardonnable, mais je m’en suis rendu compte, comme Larry Israelson, que des décennies plus tard : j’avais jeté le livre à la poubelle.
Depuis des années, j’avais soif de pardon. Et donc, en attendant de connaître le dénouement de la démarche de Larry, moi aussi j’ai tapé un nom dans une barre de recherche. Je n’ai rien obtenu, mais j’ai compris pourquoi Larry tenait à retrouver M. Atteberry. Il voulait se racheter.
En lisant la lettre, James Atteberry s’est revu en 1973, quand il enseignait l’histoire et la composition aux élèves de première et deuxième secondaire d’une école de Huntington Beach, au sud de Los Angeles. À 37 ans, il avait bonne réputation et était apprécié. Il était également homosexuel.
« Si on découvrait qu’un enseignant était homosexuel, son contrat n’était pas renouvelé, m’a expliqué M. Atteberry. Les homosexuels devaient se cacher. Aujourd’hui, cela peut paraître incompréhensible, mais à l’époque le climat était très tendu. Un enseignant d’arts plastiques de mon école a commis une erreur bête, et c’était la fin de sa carrière. Je ne parlais jamais de ma vie privée. »
Eh oui, m’a-t-il dit, il se souvenait de Larry Israelson.
Au téléphone, la voix de Larry est ferme et assurée. Il dit faire 1 m 95 et avoir joué au waterpolo au collège et à l’université. « Mais à 12 ans, poursuit-il, j’étais un garçon chétif, toujours fourré dans les livres. Les as du sport adoraient harceler les plus faibles d’entre nous. Vous savez ce que c’est de se sentir impuissant ? »
Certains élèves soupçonnaient l’enseignant d’être homosexuel. Un jour, l’un d’eux lui a demandé ce qu’il pensait de l’idée d’interdire l’enseignement aux homosexuels. M. Atteberry a voulu savoir pourquoi il posait la question. Le garçon a répliqué que son père lui avait ordonné de l’interroger. L’enseignant a pesé chaque mot de sa réponse.
Larry était l’un de ses meilleurs élèves. Il était intelligent, s’exprimait bien et rédigeait des compositions remarquables. « Je le félicitais en classe, se rappelle James Atteberry. C’est ce qui l’a perdu. »
Dans le vestiaire, des garçons ont commencé à le tourmenter. « Ils scandaient Larry et puis « fifi », et les faisaient rimer avec Atteberry. » Il les a suppliés d’arrêter. On l’a mis au défi de se battre. « J’ai encaissé plusieurs coups et puis j’ai baissé les bras. »
Le harcèlement s’est intensifié, devenant de plus en plus grossier et obscène. Larry n’en parlait à personne. Un jour, incapable de l’endurer plus longtemps, il est allé au bureau du directeur et a dit qu’il devait quitter la classe de M. Atteberry. Le directeur, étonné, a fini par signer une autorisation de transfert. Larry est entré dans la classe de M. Atteberry et a interrompu le cours pour lui remettre le papier. Sans un mot, il a réuni ses livres et a quitté la classe. « Ni adieu, ni explication, dit-il. Je me suis esquivé. Je ne lui ai plus reparlé . »
En matière d’excuses, il n’y a pas de privilège ici-bas. Tout le monde doit en faire… et en accepter.
Larry Israelson a épousé Conny, une Américaine d’origine mexicaine. Il était le premier gringo de sa belle-famille. Plus d’une décennie après son mariage – sa femme et lui avaient eu deux filles -, son beau-frère l’a invité à prendre une bière. Après quelques échanges anodins, il a inspiré profondément et est allé droit au but.
« Il m’a demandé pardon, m’a raconté Larry. Il ne voulait pas d’un gringo dans la famille. Il avait fait des pressions dans mon dos pour provoquer une rupture. Il désirait soulager sa conscience depuis des années. Le moment était venu pour lui de reconnaître ses torts. »
En l’écoutant, Larry s’est souvenu de James Atteberry. Un homme qui l’avait inspiré et encouragé à une époque où un compliment griffonné au haut d’une page avait tant d’importance pour le garçon qu’il était. Il s’est demandé ce qu’il avait bien pu éprouver en cachant son homosexualité. Et il a intensifié ses recherches. Une décennie après, il tombait sur mon article.
Sa lettre, Larry la repassait dans son esprit depuis plus de 30 ans. Mais quand il a fallu la coucher sur le papier, il ne trouvait pas les bons mots. Enfin, il a écrit qu’il était « vraiment désolé » d’avoir demandé son transfert, ajoutant : « Je sais que mon jeune âge était une circonstance atténuante, mais quand, à l’âge adulte, j’ai pris conscience de l’incident, j’ai eu honte. »
Il a cacheté l’enveloppe et me l’a expédiée pour que je la transmette à M. Atteberry. Il n’attendait rien de plus. Il avait fait ce qu’il devait faire. L’incident était clos.
En lisant la lettre, James Atteberry s’est rappelé l’époque où il était un jeune garçon. Lui aussi avait été harcelé. Deux brutes l’avaient empoigné au retour de l’école, l’avaient obligé à se déculotter et l’avaient fouetté avec une ceinture. Honteux, il n’avait raconté l’agression à personne. La situation n’avait fait qu’empirer : tous les jours, ses bourreaux exigeaient l’argent de son déjeuner.
D’étrange façon, cette lettre l’aidait à accepter son propre passé. Il n’était plus seul.
L’enseignant s’était toujours demandé pourquoi Larry avait quitté sa classe. Avait-il dit ou fait quelque chose qui avait heurté son élève ? À présent, il savait. Il a déposé la lettre, s’est assis devant son ordinateur et a tapé le nom de Larry dans la barre de recherche. Une adresse et un numéro de téléphone sont apparus à l’écran.
À plus de 1 000 kilomètres de là, un téléphone a sonné. Un homme a décroché. « Larry, a-t-il entendu. Ici, James Atteberry, ton professeur. »
Tom Hallman est l’auteur de A Stranger’s Gift: True Stories of Faith in Unexpected Places et de Sam: The Boy Behind the Mask.