Craig Kielburger : une vie à donner

Depuis l’enfance, Craig Kielburger a consacré sa vie à changer le monde. Aujourd’hui, il veut encourager d’autres personnes à faire de même.

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Craig Kielburger : une vie à donner

IL N’Y A PAS DE JOURNÉE TYPIQUE dans la vie de Craig Kielburger

En mai dernier, il était à Chicago, partageant la scène avec la légende du basketball Magic Johnson et la chanteuse Jennifer Hudson, pour dire à une foule de jeunes aux yeux écarquillés qu’ils peuvent changer le monde. Peu de temps après, il était au Kenya, pour rencontrer les mamas qui assemblent les bracelets de perles de verre que vend son entreprise sociale Me to We. Dans quelques heures, il doit monter à bord d’un avion pour Calgary, où il rencontrera des groupes d’écoliers. Mais pour le moment, en cette fin d’après-midi, l’homme de 32 ans se trouve dans un studio de Toronto ; il demande à la coiffeuse-maquilleuse comment s’est passée sa journée, charme le photographe, enfile un bracelet de perles à son poignet pour la prise de vue, prêt à raconter son histoire. 

« Tout a commencé en avril 1995… » attaque Craig Kielburger. Il se redresse, sourit.

Impossible de savoir combien de fois il a raconté cette anecdote. Une fois par jour, tous les jours, pendant 20 ans ? Chaque fois qu’il parle à un étranger dans un avion, ou qu’il donne un discours? Cette histoire lui a permis d’apparaître à l’émission The Oprah Winfrey Show – une première fois à 16 ans, et depuis à cinq reprises -, pour convaincre l’animatrice de trouver les fonds et les infrastructures dont son petit groupe avait bien besoin les premières années. Elle est également au coeur de l’organisation florissante de Craig, ce qui la rend unique dans le monde surpeuplé des organismes caritatifs, aussi compétitif que celui de l’entreprise privée.

En 1995, quand il avait 12 ans, Craig déjeunait dans la cuisine de sa maison à Thornhill, en Ontario. En cherchant les bandes dessinées dans le Toronto Star, il tomba sur un article sur l’assassinat d’un autre garçon de son âge, Iqbal Masih, un Pakistanais qui militait contre le travail des enfants. Inspiré par cette affaire, il fonda, avec quelques camarades de classe, une association appelée Free the Children. Quelques mois plus tard, l’élève du secondaire réussit à convaincre ses parents de le laisser partir en Asie du Sud et du Sud-Est.

Ce voyage, que Craig raconte dans son livre Free the Children, publié en 1998, se lit comme le récit originel d’un superhéros de la justice sociale. Le garçon a rencontré des enfants ouvriers dans toute l’Asie du Sud, a rendu visite à mère Teresa et a réussi à obtenir un entretien avec le premier ministre du Canada d’alors, Jean Chrétien. À peine deux mois plus tard, il s’imposait comme un militant célèbre et sage, un enfant prodige du monde caritatif dont le visage ornait la une des journaux, incarnation angélique d’une certaine conscience libérale canadienne.

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Une vingtaine d’années plus tard…

…Craig Kielburger est toujours la figure de proue de Free the Children et son histoire demeure le récit fondateur de l’entreprise. L’organisme caritatif qu’il a créé dans la maison de ses parents est une affaire de famille. Son grand frère Marc, 38 ans, diplômé de l’Université Harvard et boursier Rhodes, ainsi que sa femme, Roxanne Joyal, travaillent avec Craig. Mais cette continuité cache des changements plus importants. Le petit groupe qui luttait contre le travail des enfants est devenu un empire florissant, infiniment plus complexe et à portée beaucoup plus large. En 2014, Free the Children a recueilli près de 50 millions de dollars en dons. À ce jour, le groupe a construit plus d’un millier d’écoles et de salles de classe dans des pays comme le Kenya, le Nicaragua et l’Équateur.

En 2008, les frères ont lancé Me to We, une entreprise à vocation sociale agissant de concert avec Free the Children, qui donne la moitié de ses profits à l’organisme caritatif et utilise le reste pour assurer son expansion. L’organisation collabore avec plus de 10 000 écoles publiques en Amérique du Nord et au Royaume-Uni, offre des programmes d’enseignement toute l’année et promeut une application qui permet aux utilisateurs de suivre de bonnes actions 365 jours par année. Les étudiants qui se portent volontaires pour le programme We Schools peuvent gagner des billets pour un événement annuel, We Day, où ils pourront, tout comme 20 000 autres adolescents enthousiastes, voir les frères Kielburger partager la scène avec d’autres militants et des stars de la pop comme Selena Gomez et Demi Lovato. Les 14 We Days tenus à ce jour ont attiré quelque 200 000 participants.

Craig Kielburger a passé sa vie adulte à poursuivre une tâche entreprise quand il était enfant. Aujourd’hui, son objectif, à la fois très ambitieux et abstrait, est de recruter dans son organisation le plus grand nombre possible d’habitants du monde entier. « Au bout du compte, déclare-t-il, nous voulons les responsabiliser. Trouver des solutions simples. Changer le monde. »

SI VOUS DÉSIREZ que votre passe-temps d’école secondaire devienne une entreprise mondiale, la première chose à faire est de reconnaître vos erreurs. Free the Children est parti d’un groupe à la mission limitée, mettre fin au travail des enfants, pour devenir une organisation de développement aux objectifs beaucoup plus larges – une sorte d’Oxfam en miniature, qui construit des écoles, installe des pompes à eau et procure des soins de santé à des collectivités grâce à son programme Adopt a Village.

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Ces dernières années

Les Kielburger ont aussi commencé à transformer la manière de concevoir leur mission. Free the Children consacre aujourd’hui plus d’argent à des programmes en Amérique du Nord qu’au développement à l’étranger ; 49 % de son budget est utilisé pour des programmes nationaux qui visent à « éveiller l’esprit de bénévolat chez les jeunes ». Les frères ont diversifié leurs activités en créant Me to We, une entreprise socialement engagée qui vend des sacs à dos et des accessoires fabriqués par des mamas au Kenya, recueille des honoraires d’allocutions pour ses militants et organise des voyages qui permettent à des adolescents, pour à peu près 5 000 $, de passer une vingtaine de jours en Inde ou en Tanzanie, où ils ont la possibilité de devenir bénévoles auprès des communautés locales et de participer à des safaris.

En entrevue, Craig tient à la fois du gourou de croissance personnelle et du PDG de démarrage de jeunes entreprises. Il se vante du fait que We Day est une des plus importantes initiatives à but non lucratif dans l’univers des médias sociaux, parle de « croissance » et de « percées technologiques ». Avant notre rencontre, je suis allé sur le site internet de Me to We pour acheter un bracelet de perles, curieux de voir la méthode. Maintenant, dans le studio, Kielburger est impatient de savoir comment j’ai trouvé l’expérience.

« Avez-vous essayé la fonction Track your impact ? » demande-t-il. Ce système de suivi des dons est une des innovations qui l’excitent le plus. En saisissant mon code, j’ai vu que mon don de 10 $ avait contribué à fournir de l’eau potable dans le district de Narok Sud, au Kenya, aidant des habitants comme Benet, 15 ans, que j’ai pu voir sur une photo, souriant, en train d’utiliser l’eau en question. L’initiative constitue, à bien des égards, une évolution de ces programmes qui offraient autrefois d’adopter un enfant – une manière de personnaliser le don. La chaleur de l’acte caritatif se perd, quand la personne qui en bénéficie est trop loin de nous. Le système de suivi de Craig apporte une solution technologique à un problème d’ordre émotionnel : comment puis-je avoir le sentiment que mon acte de générosité fait vraiment une différence concrète dans la vie d’une autre personne ?

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Dans le monde de l’aide internationale au développement et à l’éducation…

…les Kielburger sont reconnus pour leur empressement à appliquer à leurs organisations les leçons du secteur privé. « Dans la communauté des organismes à but non lucratif, tout le monde a un grand coeur, affirme Marc Kielburger. Mais un grand coeur ne vous mène pas loin en matière de résultats. » Craig est le plus jeune à avoir obtenu une maîtrise en administration des affaires pour cadres de la Schulich School of Business de l’Université York. Se décrivant lui-même comme doué pour les chiffres, Marc encourage tous les cadres supérieurs de l’entreprise à lire l’ensemble de l’oeuvre de Jim Collins, un auteur à succès en management qui a étudié les caractéristiques des dirigeants qui concilient « une très grande humilité personnelle […] et une profonde volonté professionnelle ».

Si Free the Children a commencé avec des enfants qui donnaient leurs allocations ou leurs prix de fin d’études, ce sont aujourd’hui des entreprises qui assurent la plus grande partie du financement de l’organisation. Cette relation peut parfois susciter un malaise. Pendant une émission du réseau ABC consacrée au We Day de Chicago, une courte séquence montrait une jeune fille étudiant sur le terrain la pénurie d’eau au Kenya. Puis, brusquement, une autre la présentait de retour en Amérique du Nord, vantant les mérites d’une chaîne de pharmacies : « Ce qui est formidable, c’est que ma mère et moi, nous allons toujours chez Walgreens. En revenant du Kenya, nous avons découvert tous ces produits dont l’achat procure cinq gallons d’eau à des communautés comme celles que nous avons visitées au Kenya », racontait-elle, tandis que la caméra faisait un panoramique sur un étalage de produits Walgreens.

Selon Craig, ces partenariats avec l’entreprise privée demeurent une nécessité dans une ère de coupures gouvernementales et de difficultés économiques qui limitent la générosité des citoyens canadiens. Pour une entreprise comme Unilever – l’immense multinationale qui contrôle presque tout, de Dove et Axe à la soupe Lipton -, les bénéfices d’un partenariat avec Me to We sont évidents : cela lui permet d’associer ses produits avec les activités bénévoles de We dans l’esprit d’un public de jeunes idéalistes de 13 ans. Pour Craig, le jeu en vaut la chandelle. « Nous ne devrions pas nous méfier d’entreprises qui font de bonnes actions dans le monde », déclare-t-il. Dans le cas d’Unilever, l’entreprise s’est engagée à fournir 20 litres d’eau chaque fois qu’un consommateur achète un produit déterminé, durant une période d’un mois. Grâce à cette initiative, explique-t-il, Free the Children pourra fournir jusqu’à 66 millions de litres d’eau potable à la communauté de Kipsongol, au Kenya, à l’aide d’un puits dont le forage est en cours et devrait être complété d’ici 2016.

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Dans le studio de Toronto

Craig sourit hardiment pendant que le photographe le mitraille sous tous les angles. Il est coopératif et son enthousiasme est inépuisable. « C’est une des plus curieuses expériences que j’ai connues », confie-t-il – une drôle de remarque, de la part d’une personne qui a voyagé dans toute l’Asie du Sud quand il était enfant, forçant la porte des manufactures. Son engagement dans le travail semble sans limites.  Je lui demande s’il a des passe-temps. « Des passe-temps ? » Il réfléchit, fait une longue pause. Finalement, il dit : « J’écoute la radio de CBC tous les matins au réveil. » L’impression générale est celle d’un jeune homme ambitieux, toujours en action : tantôt grignotant des barres énergétiques en parcourant une route cahoteuse en Tanzanie, tantôt faisant des flexions de biceps pour se garder en forme dans une chambre d’hôtel éloignée, au milieu de ses valises, tantôt revenant à la maison pour jouer son rôle d’oncle Craig auprès des jeunes enfants de Marc, et pour rapporter à ses parents, enseignants retraités, les dernières nouvelles de l’organisation en pleine croissance qui a pris naissance dans leur cuisine.

Sans la moindre gêne, Craig tente d’embrigader la maquilleuse qui le prépare pour l’émission. « Ça vous plairait de coiffer le dalaï-lama ? » Il s’interrompt un instant. « En fait, le dalaï-lama n’a pas de cheveux. Mais aimeriez-vous coiffer Martin Sheen ? Il a des cheveux magnifiques. » La jeune femme rit et finit par accepter de participer au We Day à Toronto. Ils échangent leurs cartes – un soldat de plus dans le mouvement.

Il y a quelque chose de vaguement déconcertant dans l’entreprise des Kielburger. Peu d’organisations caritatives ont consciemment établies autour d’un chef charismatique. Il n’y a pas chez Oxfam de personnage fascinant qui électrise les foules sur une scène. Le succès de Médecins sans frontières ne repose pas sur la personnalité d’un ancien enfant prodige qui a consacré sa vie à la philanthropie. Par hasard ou délibérément, Craig est devenu une figure très rare : une star dont la qualité la plus reconnue est sa bonté.

Pour la critique, l’aspect « croissance personnelle » du mouvement Me to We est problématique. « Si vous assistez à un We Day, vous n’apprendrez pas grand-chose sur les causes et les conditions de la souffrance dans le reste du monde, déclare David Jefferess, professeur adjoint en études culturelles à l’Université Okanagan en Colombie-Britannique et auteur de plusieurs articles critiques à l’égard de Free the Children et Me to We. Ce que vous apprendrez, c’est que faire la charité vous procure un sentiment de bien-être, et c’est pour cette raison que vous devez la faire, non pas parce que c’est la manière la plus efficace de combattre la pauvreté. »

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Pendant l’entrevue…

Craig ressort sans la moindre gêne des clichés qu’il a utilisés des centaines de fois dans des discours et des présentations. « Les jeunes, dit-il, ne sont pas des problèmes à résoudre ; ils sont des solutions à des problèmes. Au Canada, nous exportons beaucoup de choses dans le monde, mais une d’elles dont nous devons tous être fiers, c’est la compassion. » On peut avoir le sentiment que des problèmes internationaux complexes se voient réduits à des aphorismes bienpensants. Mais ces clichés radieux sont bel et bien au centre de la philosophie de Craig Kielburger. Les deux frères exposent leur système de croyances dans les premières pages de Me to We : Turning Self-Help on Its Head, un livre qu’ils ont publié en 2004. « Dans la vie, on nous dit que des solutions faciles se présentent rarement. Beaucoup croient tout simplement qu’elles n’existent pas. Respectueusement, nous ne sommes pas d’accord. » Les Kielburger ont misé – de tout leur coeur, fondamentalement – sur le pouvoir d’une idée simple. Ils soutiennent que des solutions à multiples facettes peuvent naître d’une simple détermination à penser moins à soi-même et davantage au monde. « Les psychologues affirment qu’il y a deux raisons pour lesquelles les gens n’agissent pas, dit Craig. La première, c’est qu’ils ne se sentent pas interpellés par le problème : « cela se passe loin d’ici, en Afrique ». La deuxième, c’est qu’ils se sentent impuissants : « je suis tout seul, comment pourrais-je y changer quelque chose ? » »

Craig Kielburger est déterminé à balayer ce scepticisme paralysant dans une bonne bouffée d’enthousiasme. Trop intellectualiser les choses, se perdre dans les détails deviennent des prétextes pour ne pas agir. Rowan Goodfellow, un Torontois de 17 ans qui est devenu bénévole pour Free the Children, affirme que l’ambiance d’un We Day est indescriptible. Il est très émouvant, dit-il, « de regarder autour de soi, au Centre Air Canada, et de voir tant de jeunes personnes qui veulent faire la différence ».

C’est pourquoi Craig Kielburger demeure une figure importante, et son histoire est toujours aussi essentielle. Il n’était qu’un simple garçon de 12 ans, naïf, mais déterminé à changer les choses. Il était comme vous et moi. Et regardez-le maintenant, sur la scène. Voyez les gens qu’il a aidés. Voyez ce qu’une personne seule peut faire, quand elle est déterminée à changer le monde.

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