Chronique d’un cancer ordinaire

Cancer du sein. Trois mots qui font peur. L’écrivaine Dominique Demers livre ici un témoignage poignant et inspirant : sa propre lutte contre le cancer le plus répandu chez les Canadiennes.

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Chronique d'un cancer ordinaire


J’AI DÉCOUVERT IGOR
(c’est le nom que j’ai donné à mon cancer) à Paris en décembre. J’étais invitée au Salon du livre de Montreuil et j’allais en profiter pour revoir un homme dont j’ai été longtemps amoureuse. Il m’a donné rendez-vous dans un restaurant délicieusement romantique près du plus joli pont de Paris. À la lueur des bougies son regard m’a semblé fiévreux. Je l’ai cru malade d’amour. Le pauvre souffrait d’une grippe carabinée.

Le lendemain, après ma séance de signature au salon du livre, je me suis mise au lit en plein après-midi avec l’espoir de tuer dans l’oeuf ce qui ressemblait à un affreux début de grippe pour moi aussi.

Depuis, je me dis que c’était un cadeau. De cet amoureux que je n’ai plus revu parce que trop d’embûches nous tenaient à distance. Sans ses merveilleux microbes, je n’aurais jamais, par pur désoeuvrement, eu l’idée de me livrer à une activité aussi peu excitante que l‘auto-examen des seins. 

Le premier espace de peau que mes doigts ont palpé a révélé une masse claire. De la taille d’un raisin. J’ai su immédiatement que c’était un cancer. On aurait dit une bille qui roulait sous mes doigts. Je suis restée un long moment immobile. Tétanisée. Cette masse portait le nom de la maladie qui avait tué ma mère quand j’étais adolescente.

JE SAIS QUE J’AI UN CANCER

Le jour même où j’ai découvert mon cancer, je lui ai donné un vilain nom pour mieux le détester. Igor. Ça lui est resté. Le lendemain, j’ai reçu un courriel de mon ami Dgépi (Jean- Pierre sur son certificat de baptême). Il offrait de me cueillir à l’aéroport, à mon retour de Paris.

– Ça va ? demande-t-il à l’arrivée.

– Ouais… mais je dois passer à l’urgence pour faire vérifier quelque chose.

– Qu’est-ce qui se passe ?

– J’ai un cancer.

– Tu me niaises.

– Non. Je te jure.

– Tu penses que tu as un cancer, Dominique.

– Je sais que j’ai un cancer, Dgépi.

– Bon… Je t’accompagne.

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C’est un soir parfait. La salle d’urgence de l’hôpital Saint-Luc est presque déserte. Il fait un froid de canard et au centre Bell le Canadien affronte Boston.

– Vous venez pour quoi ? demande l’infirmière de triage derrière un mur vitré sans lever les yeux vers moi.

On dirait une scène du film Les invasions barbares. Et moi qui avais jugé que Denys Arcand y allait un peu fort en caricaturant les fonctionnaires.

– Un cancer.

Elle lève les yeux. Je me souviendraitoujours de son regard. Mi-étonné mi-excédé, un peu supérieur, l’air de songer « à qui donc ai-je encore affaire ? »

– Vous êtes à l’urgence.

Ah vraiment ? Et moi qui me croyais au Ritz.

– Je sais.

– Vous devez consulter votre médecin de famille.

– Je n’en ai pas.

Elle me considère avec un poil de méfiance, l’air de se demander si je ne fais pas exprès pour l’embêter.

– Vous pouvez aller au CLSC ou dans une clinique sans rendez-vous.

– Je préfère l’urgence.

C’est un peu la guerre, je le sens.

– Je veux simplement une requête pour une échographie mammaire. Je dois partir pour la Nouvelle-Zélande dans quelques jours. J’ai besoin de savoir rapidement si je peux m’envoler ou pas. Je suis prête à attendre longtemps, mais j’aimerais bien sortir d’ici avec le bout de papier.

Après quelques secondes de silence, j’ajoute :

– S’il vous plaît…

Soupir et re-soupir. Elle m’en veut de chambouler les usages établis et de semer un doute agaçant dans son esprit. Comme si ce n’était pas SI fou de se présenter à l’urgence avec un cancer.

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Trois quarts d’heure plus tard, j’entre dans le bureau de consultation du médecin à l’urgence.

– Comment allez-vous ?

– Bien, mais j’ai un cancer du sein.

J’ai conscience de provoquer même si, selon moi, c’est la pure vérité. Poker face le médecin. Zéro réaction. Dommage.

– Vous devez subir une mammographie. Ici, à l’urgence, nous n’avons pas accès à ces examens.

– Je sais. J’aimerais simplement avoir une requête pour une échographie mammaire.

– Il faut commencer par une mammographie.

– J’ai subi une mammographie il y a deux mois et c’était tout beau.

Poker face réagit cette fois. Sa curiosité est piquée.

– Et qu’est-ce qui vous dit que vous avez un cancer ? Vous avez trouvé une masse ? La majorité des masses palpables ne présentent aucun danger…

– Vous voulez lui toucher ?

J’aurais pu dire « à Igor » au lieu de « lui » mais ce docteur et moi ne sommes pas encore assez intimes pour que je lui dévoile le petit nom de mon cancer.

Le médecin palpe d’une main experte. Il s’approche d’Igor. Là… Voilà. Je remarque que le médecin fait un effort pour rester impassible.

– Merci, dit-il poliment.

Je me rhabille, me rassois.

Il l’a senti. Il sait lui aussi.

– Ça ne veut rien dire, commence- t-il. On ne peut pas établir un diagnostic au simple toucher. Votre mammographie récente était normale, dites-vous ?

– Oui. C’est bizarre, hein ?

– Pas tant que ça.

– Docteur, vous l’avez senti, hein ?

– J’ai senti une masse. C’est tout. Ça ne confirme rien, répond-il prudemment tout en griffonnant un bout de papier.

– Je sais. Mais avouez qu’avec votre expérience, juste au toucher, malgré tout, vous savez déjà ce que c’est même si vous préférez ne pas le dire, n’est-ce pas ?

Silence.

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Les médecins ne savent pas toujours, et jamais pour sûr, mais ils en savent beaucoup plus qu’ils n’ont le droit de dire. Et dans mon cas, la masse, bien que petite, est plutôt évidente.

– S’il vous plaît…

Son regard est sombre et doux. C’est un gentil. J’ai un peu honte d’insister.

– Il faut vraiment attendre le résultat des examens, tente-t-il.

– Bien sûr. Et vous n’êtes pas censé répondre à la question que je vais vous poser. Mais je vous la pose quand même. Lorsque vous avez senti la petite masse avez-vous su, comme moi, que c’est un cancer ? Ça ne vous engage à rien… Je vais faire les examens. Et attendre. Je n’ai pas le choix. Mais j’aimerais savoir ce que vous pensez maintenant. Aujourd’hui, ce soir, tout de suite…

– Je pense que c’est un cancer.

Le sol s’agite sous mes pieds comme pour annoncer une petite fin du monde. J’avais beau « savoir », la confirmation reste effroyable.

– Merci.

J’essaie de jouer les fortes mais c’est un « merci » étranglé qui sort de ma bouche. Le médecin griffonne une requête pour une mammographie. Me la tend.

– Je voudrais aussi une échographie.

– Ils jugent normalement eux-mêmes en radiologie de la pertinence de l’échographie. Si la mammographie ne révèle rien, sûrement que…

– S’il vous plaît…

On dirait que je suis au resto et que je viens de demander extra fromage sur mon hamburger.

Il hésite. Les médecins n’aiment pas être dirigés.

Je veux être sûre d’avoir une échographie parce que la mammographie d’il y a moins de deux mois n’avait rien révélé.

Un voile de pitié brouille son regard.

– Vous avez un sein de type 3. Un sein dense… Les femmes comme vous répondent moins bien aux mammographies. Ça donne souvent des résultats faussement normaux.

Dans ma petite tête, je pense : ça fait vingt ans qu’ils m’écrabouillent les seins pour rien?!

– Vous allez devoir refaire une mammographie mais l’échographie sera plus révélatrice, admet-il en me tendant une deuxième requête.

Je prends une grande inspiration. Tout ça devient TROP vrai.

Je dois quand même garder la tête froide. J’ose une nouvelle réclamation. Extra relish, cette fois.

– Pouvez-vous… euh… inscrire que c’est… urgent ?

– C’est déjà fait, admet-il, gêné.

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DES SORCIÈRES ET DES FÉES

J’ai appris à croire aux fées. La radiologiste de la clinique où j’ai passé les examens en vue d’un diagnostic fut ma première fée. Plusieurs autres ont croisé ma route. J’ai aussi découvert l’envers des fées : les sorcières…

L’omnipraticienne de la clinique des maladies du sein entre dans la salle de consultation en charriant avec elle un fond d’air glacé. Ses talons hauts claquent sur le sol dur. Elle s’assoit, lisse ses cheveux sombres en ouvrant le dossier sous ses yeux, lit sans m’adresser la parole, relève la tête, sourit d’une façon qui n’ensoleille rien et me demande si je prends encore des contraceptifs oraux.

Quelque chose dans sa voix suggère à l’avance que je suis coupable d’un délit grave. J’émets un « oui » de souris.

– Vous prenez plaisir à engraisser votre cancer ? lâche-t-elle.

Les yeux m’arrondissent, mon sang se fige et si j’avais un dentier, je l’aurais sûrement avalé. Je réussis à ouvrir la bouche mais aucun son ne jaillit.

La sorcière poursuit :

Vous avez un cancer du sein de type hormono-dépendant. À votre âge, c’est le plus répandu. Les contraceptifs oraux contiennent des hormones qui alimentent ce type de cancer. Non seulement en avez-vous pris pendant beaucoup trop longtemps mais vous continuez à en prendre !

Je me sens stupide et fautive pendant au moins trente très longues secondes. Elle en profite pour feuilleter quelques pages de mon dossier médical. Quelque part en moi, une colère noire surgit, puis gonfle et enfle, étouffant au passage toute trace de honte.

– On m’a donné comme consigne de ne rien changer à ma prise de médicaments avant ce rendez-vous. C’est écrit sur cette feuille ! dis-je en brandissant le document.

La sorcière hausse les épaules et secoue la tête l’air de dire qu’avec des patients aussi poches que moi il n’y a vraiment rien à faire.

J’ai un cancer du sein. C’est un peu tard pour parler de prévention, non ? j’ajoute avec des épines dans la voix.

– Non, mitraille-t-elle. Vous pourriez faire des tests pour savoir si vous êtes porteuse d’un gène qui fait de vous une patiente très à risque de récidive.

Je songe. Psycho 101. Il me semble qu’elle pourrait attendre qu’on ait évincé Igor avant de me parler du prochain cancer qui pourrait jeter son dévolu sur moi.

J’ai carrément envie de la mordre. Pourtant, je me tais. Je souffre du « syndrome du patient-petit-pois », un terme de mon invention pour désigner un être humain projeté dans un environnement médical où il se sent diminué à un point tel qu’il ratatine jusqu’à devenir minuscule.

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ÇA SENT TROP LA MALADIE !

Malgré la pluie, la grêle, la neige grise, la gadoue de mars et avril et parfois aussi la fatigue, mon mois de radiothérapie fut une des belles périodes de ma vie. Le printemps couvait dehors mais il éclatait en moi. Lorsqu’une secrétaire de l’hôpital Notre-Dame a téléphoné pour me proposer un premier rendez-vous d’irradiation, j’ai répondu « oui » avec l’enthousiasme d’un gagnant au loto. J’étais ravie de passer enfin en mode opérationnel. À l’attaque ! Les dernières traces microscopiques d’Igor, les quelques poussières de cellules cancéreuses encore accrochées, aussi infinitésimales soient-elles, allaient être fusillées par des rayons ultrapuissants. Et vlan !

J’apprends au premier rendez-vous que mon horaire sera chaque jour différent pour la durée du traitement. En gros, je suis plus ou moins forcée à consacrer toutes ces semaines quasi entièrement à la radiothérapie.

Ouache ! Ça sent trop la maladie. Je déprime pendant quelques minutes et soudain – bing ! – j’ai une idée. Je cherche sur Google l’itinéraire à pied de chez moi à l’hôpital Notre- Dame. Résultat : un pittoresque trajet de 3,5 kilomètres. Sept kilomètres aller-retour. C’est parfait. De toute manière, si je suis fatiguée ou ne me sens pas bien, je peux à tout moment attraper un métro, un bus ou même un taxi en route.

Il suffit parfois de renommer une réalité pour la transformer. Au lieu d’amorcer un mois de radiothérapie, voilà que je débutais un mois d’entraînement en course à pied.

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MOINS DE PETITS POIS S.V.P.

L’hormonothérapie n’est pas perçue comme un « vrai » traitement. Alors que la chimio rend malade et provoque la perte des cheveux, que la chirurgie fait appel à un scalpel et la radiothérapie à des machines distribuant des rayons nocifs comme dans les jeux vidéo, l’hormonothérapie ne réclame que de vulgaires comprimés. Rien de bien impressionnant. 

Et pourtant ! L’hormonothérapie est aux patientes ce que l’adolescence est aux parents. Une étape où les difficultés sont sous-évaluées et l’assistance laisse à désirer.

Les effets secondaires de l’hormonothérapie sont encore trop peu documentés et clairement sous-estimés. À preuve les innombrables témoignages de femmes découragées sur une multitude de sites internet. La moitié des patientes cessent le traitement en cours de route alors même qu’elles jugent cette thérapie cruciale. « Je sais que je devrais continuer mais je n’en peux plus », confient-elles. 

Pourquoi ? Les effets secondaires de l’hormonothérapie s’apparentent à ceux de la ménopause. « Multipliés par cent », ajoute mon médecin de famille qui a suivi des dizaines de patientes. Le médicament provoque non seulement de spectaculaires bouffées de chaleur et de l’insomnie chronique dans certains cas mais également un chapelet d’autres effets comprenant des douleurs articulaires débilitantes.

J’ai imaginé toutes sortes de solutions. Réduire en poudre les minuscules comprimés pour en éliminer une portion histoire de réduire les malaises. Sauter un jour, une ou deux fois par semaine. Arrêter pendant quelques semaines ou quelques mois. J’ai tout essayé. Au bout de trois ans, alors qu’il m’arrivait d’avoir le moral tellement à plat que j’aurais voulu creuser un trou dans le sol et m’y enfouir jusqu’à la fin des temps, ma petite-fille, Florence, m’a donné une idée.

Un soir, au souper, alors qu’elle contemplait d’un air dégoûté les horribles petites billes vertes dans son assiette avec l’air de songer « vous pensez vraiment que je vais bouffer ces choses ? », sa maman est intervenue juste à temps pour éviter la crise.

– On enlève cinq petits pois, Florence, mais tu manges les autres, d’accord ?

Il n’en restait pas dix. Flo a courageusement accepté. C’est là que j’ai eu l’idée. Il me restait un peu plus de deux ans de traitement et j’étais tellement abrutie par l’insomnie qu’il m’arrivait de plus en plus souvent de chasser les larmes dès mon réveil tant la perspective d’une autre journée à lutter contre la fatigue me désespérait.

J’ai donc fait un pacte avec moi-même.

– On enlève toute une année, Dominique, mais tu tiens jusque-là, d’accord ? a proposé la Dominique sage à l’autre.

– Okay, a répondu celle qui avait envie de tout balancer.

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À mon rendez-vous en oncologie, quatre ans après le début de l’hormonothérapie, j’ai annoncé à mon médecin que je cesserais la prise de médicaments.

– Si j’ai bien compris, le cancer, c’est comme les pissenlits, dis-je. On a beau tout arracher, quand les pissenlits aiment le sol, ils peuvent revenir, n’est-ce pas ? L’hormonothérapie n’est qu’un traitement de pelouse pour décourager les pissenlits de se réinstaller, pas vrai ?

Elle n’a pas réagi alors j’ai poursuivi.

– Mon sol n’en peut plus de subir les traitements. Si un pissenlit pousse, tant pis, on l’arrachera. D’accord ?

Elle a souri.

J’aurais préféré qu’elle rie franchement.

– Le protocole vient de changer, annonce-t-elle. On suggère dix ans maintenant. En gros, l’hormonothérapie est jugée suffisamment efficace pour qu’il soit désormais recommandé de poursuivre les traitements pendant cinq années supplémentaires.

Ces informations nouvelles m’ont secouée. Mais pas assez pour me faire changer d’idée. Plus de quatre ans après avoir démasqué Igor à Paris, ma vision du monde n’était plus la même. J’ai choisi d’endiguer la peur de mourir pour mieux me consacrer au bonheur de vivre.

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ASSOYEZ-VOUS… ET SILENCE !

J’ai pu apprécier des gestes empreints de vraie bonté mais j’ai également été confrontée à des comportements inacceptables et subi, comme d’autres patients, de bêtes petites misères qui auraient pu être évitées. Au palmarès des irritants inutiles, j’offre la première place à la détestable pratique du « asswèyez-vous-sans-dire-un-mot ». Les variantes de ces messages ayant pour but d’empêcher les patients de déranger le préposé installé derrière le comptoir au-dessus duquel il est par ailleurs écrit « accueil » ou « réception » sont bien jolies mais à qui dois-je m’adresser si je ne suis pas sûre d’être au bon département ? Et que dois-je faire si j’hésite entre trois postes d’accueil et autant de salles d’attente côte à côte ?

Une fois seulement, j’ai pété les plombs. Une préposée en poste derrière un comptoir lit des documents. Devant elle, une affichette précise : « veuillez ne pas vous adresser à moi ». La consigne a l’avantage d’être claire. À l’autre bout du comptoir, trois autres affichettes distribuent des renseignements : si vous avez tel type de rendez-vous veuillez prendre un numéro, si vous avez tel autre type de rendez-vous veuillez attendre sans rien demander, si vous avez tel autre type de rendez-vous adressez-vous au préposé.

Il n’y a pas de préposé au dit guichet. Et mon rendez-vous ne correspond ni à la première ni à la deuxième consigne. J’attends. Cinq minutes. Dix minutes. J’ai très envie de simplement demander à la préposée-qu’on-ne-doit-pas-déranger si ce que je vis est normal. Quelqu’un va-t-il prendre place derrière ce bout de comptoir dans la prochaine heure ou ai-je à nouveau mal saisi les instructions ?

Une vieille dame trottinant avec sa canne ose se planter devant la préposée protégée par une affichette :

– J’ai rendez-vous avec le docteur Robillard, dit-elle candidement comme si c’était tout à fait normal d’accabler une pauvre préposée avec de tels détails.

Je ne m’occupe ni des patients ni des docteurs, répond la préposée d’un ton pincé.

La vieille dame reste bouche bée. Ses yeux écarquillés paraissent immenses dans son pauvre visage ridé. Une brusque colère m’enflamme. Les mots fusent de ma bouche. On dirait des balles de mitraillette.

– Installez-vous ailleurs si vous n’êtes pas là pour aider. C’est trop enrageant pour les patients !

La vieille dame me contemple comme si j’étais le bon Dieu pendant que la préposée fulmine.

– Je n’y peux rien madame, ce n’est pas moi qui gère cet hôpital, se défend-elle, toujours superbement hautaine.

– Vous y pouvez de la politesse, de l’empathie, trois gouttes de patience de temps en temps et quelques autres de discernement !

Dans ma petite tête, l’affaire est claire. Les policiers se font poivrer avant de recevoir leur badge, histoire de savoir à quoi ils soumettent un citoyen avant de l’asperger. Les préposés devraient vivre une journée dans la vie d’un patient avant d’avoir le droit de prendre place derrière un comptoir. Et une loi stricte devrait stipuler que quiconque n’aime pas les gens ne peut travailler dans un hôpital.

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RALLUMER LES ÉTOILES

Dès l’instant où j’ai senti la masse au bout de mes doigts en palpant mon sein, un grand changement s’est produit dans ma vie. Il fut immédiat même s’il prit des mois, voire des années, avant de s’accomplir pleinement. Igor m’a transformée en me révélant combien j’aime la vie.

J’ai été brutalement confrontée à un scénario surprise : je pourrais mourir bientôt. Du coup, je me suis mise à recevoir la vie avec une gourmandise nouvelle. J’avais férocement envie d’y mordre à pleines dents. La simple pensée de l’avoir peut-être échappé belle me galvanisait. Et en songeant que si je n’avais pas moi-même trouvé Igor un peu par hasard mes chances de guérison seraient dramatiquement diminuées, j’avais envie d’embrasser le monde entier. À mon retour de chirurgie, j’étais une bombe d’énergie. J’avais plus que jamais envie de courir, nager, skier, grimper des montagnes à vélo ou à pied. Danser, chanter, rire, aimer. Et lire et écrire.

Mon statut de femme-sans-chum-ni-mari est peut-être partiellement responsable de ce désir d’abolir la convalescence pour faire comme si Igor n’avait jamais existé. J’aurais sans doute ramolli dans les bras d’un amoureux. N’empêche qu’après avoir imaginé pendant tant d’années que le pire drame imaginable serait de traverser l’épreuve d’un cancer seule, dès la confirmation du diagnostic, le célibat ne m’a plus semblé aussi dramatique. L’idée que mon cancer affecte profondément un autre humain me semblait au-dessus de mes forces.

Surtout que les trois humains que j’avais enfantés étaient nécessairement touchés par ce qui m’arrivait. Mes fils et ma fille ayant perdu leur père de manière foudroyante peu avant l’arrivée d’Igor, il était hors de question que je leur fasse à mon tour le coup de m’éclipser. Je crois que si j’ai peu réfléchi à la mort après la confirmation du diagnostic, c’est parce que je ne me sentais pas le droit de mourir.

Avant Igor dès que tout ne tournait pas rond, je prenais mon petit bonheur et je le rangeais au congélateur en me disant que la vie reprendrait une fois le problème réglé, la frustration ravalée ou l’épreuve derrière moi. Je garde désormais mon petit bonheur bien au chaud, tout contre moi, beau temps comme mauvais temps. Il n’y a plus d’en attendant. La vie est trop précieuse pour qu’on en gaspille des pans.

Igor m’a enseigné que le bonheur ne réclame pas un horizon parfait. Il s’inscrit dans les ciels gris comme les bleus et dans tant de magnifiques mélanges des deux. Il peut croître sous l’orage aussi bien que dans l’éblouissement d’un soleil superbe. Au lieu d’attendre les ciels parfaits, j’essaie d’extraire la lumière et de bouturer la joie.

Ma grand-mère disait qu’on ne peut rien contre les « sautes d’humeur du bon Dieu », ces grands désastres appelés déluges, tremblements ou tsunamis. « Il y a des choses qu’on contrôle pas », résumait-elle sagement. Peut-être, grand-maman, mais on peut contrôler notre manière d’y faire face.

Igor m’a révélé que j’étais plus grande et plus forte que je ne l’espérais. Il m’a libérée de cette peur perfide qui nous ronge insidieusement : celle de ne pas être capable d’affronter ce qui nous attend. Je sais maintenant que même si le ciel me tombe sur la tête, le sol restera solide sous mes pieds.

Parfois, une vague d’angoisse déferle. Parce qu’Igor peut ressusciter. Parce qu’un autre intrus peut se manifester. Je laisse passer la vague et je savoure ce qui me reste.

Pour harnacher la peur et bien profiter de chaque minuscule bon moment, j’essaie de rallumer les étoiles, d’inventer des printemps, de cultiver l’émerveillement, de me rapprocher des arbres et des gens. Et souvent, pour rien, à l’angle d’une rue ou au pied du mont Royal, le bonheur fleurit.

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