Alzheimer : les choses de l’oubli

Comment décrire la maladie d’Alzheimer quand les mots vous échappent ?

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Alzheimer : les choses de l'oubli

Dans son appartement, Lowell Jenkins se penche en arrière dans une berceuse, 15 étages au-dessus de la bruyante intersection des rues Yonge et Eglinton, à Toronto. Il tapote du bout d’un crayon le genou de son jean neuf. Une tasse de thé noir repose sur le comptoir de la cuisine à côté d’un grand verre de jonquilles. Mais le calme lié au grand âge n’est qu’apparent : il examine d’un œil inquiet la porte décorée du frigo. Sous les valentins de ses petits-enfants (Je t’aime grand-papa Cheveuxlongs) pend un diagramme en couleurs du cerveau.

« Ça m’agaçait, dit-il. Je voulais associer des mots à ce qui m’arrivait. »

Chaque lobe est décrit si brièvement – « site des premières manifestations de la maladie d’Alzheimer » pour l’hippocampe, par exemple – que pour Lowell Jenkins l’image est moins une leçon de choses qu’un rappel brutal. Maintenant âgé de 79 ans, il y a bientôt six ans, il a appris qu’il souffrait de cette maladie.

« Je suis un exemple du type le plus prononcé… commence-t-il. Heu. » Tenant le crayon entre ses deux mains, il le place à l’horizontale sous son menton. « Vous voyez comme il tient bien ? » Pour cet ancien professeur de travail social, perdre le fil de ses pensées est une ignominie. Jamais il n’a cherché le mot juste aussi longtemps, encore moins cherché sans parvenir à le trouver. « On pense dominer la situation, ou au moins la gérer, et on découvre qu’on ne… qu’on ne peut pas… » Un ange passe, et il me demande de quoi nous parlions. Je montre du doigt le cerveau sur le frigo :

« Ça m’intriguait, c’est tout. » « Moi aussi. J’essaie de comprendre ce qui m’arrive. »

Un mois plus tard, Julie Foley, 62 ans, la femme de Lowell Jenkins, rentre du bureau plus tôt pour le conduire à un rendez-vous avec son psychiatre gériatrique. Comme lui, elle a fait carrière dans le travail social. Ancienne présidente d’Ostéoporose Canada, elle dirige depuis environ trois ans et demi une équipe constituée par l’ACASCO, l’Association des centres d’accès aux soins communautaires de l’Ontario, pour évaluer l’intégration des soins à domicile que l’agence fournit aux patients couverts par l’assurance maladie provinciale. Elle guide son mari jusqu’au vestibule. Il marche précautionneusement. La maladie d’Alzheimer affecte sournoisement la mobilité. Et avant même la récente série de petites chutes qui l’ont rendu plus vigilant, il se déplaçait comme un jouet mécanique aux articulations raides. Julie lui dégage la tresse argentée du col de sa chemise et jette une écharpe rouge sur ses épaules. Lowell, qui la dépasse de plusieurs centimètres, coule un regard vers elle à travers des lunettes perchées sur le bout de son nez : « Je sais qu’il y a des choses à faire, dit-il, et que Julie s’en occupe, alors… alors, tout va bien », complète-t-elle.

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Le psychiatre rencontre d’abord Lowell en tête-à-tête. Ensuite, Julie est invitée à entrer. Sa conversation avec le médecin tourne très vite au pointage – paranoïa ? anxiété ? hallucinations ? – et Lowell se crispe : « Je ne savais pas que j’avais tout ça.
- C’est seulement pour la forme », l’assure Julie.

Pour la plupart des gens, l’alzheimer est synonyme de perte de mémoire, mais ses effets sur le raisonnement et le comportement sont tout aussi définis et, peut-être, plus problématiques. Passant en revue les notes prises durant la dernière consultation, le médecin leur demande si leurs nuits sont toujours « perturbées ». Une ou deux fois par semaine, explique Julie, Lowell se lève au milieu de la nuit, arrache toute la literie, l’empile sur le parquet et y ajoute tout ce qu’il peut trouver d’utile dans l’appartement : couvertures, serviettes, jetés. Comme ses rondes nocturnes sont relativement courtes et bénignes, elle le laisse faire. Plus tôt cette semaine, toutefois, craignant que l’appartement ne prenne feu, il a voulu faire tremper préventivement sa montagne de linge dans la baignoire. Cette fois, Julie est intervenue. Elle aimait mieux faire face à la perplexité de son mari qu’à une inondation.

L’interrogatoire reprend. Incontinence ? Rare. Exercice ? Nous marchons tous les jours, déclare-t-elle. Il est un bon trotteur.
- Trotte, trotte, trotte », dit Lowell.

Le médecin estime qu’il n’est pas nécessaire de modifier la médication : Lowell n’a pas besoin de tranquillisants et il « prend déjà le maximum qu’on puisse prescrire pour la mémoire ». En entendant cette évaluation globalement positive, Lowell s’exclame « C’est un miracle !»

- Vous êtes bien entouré, réplique le médecin.
- J’ai un bon psychiatre. »
Lowell glisse vers l’avant dans son fauteuil. Il s’est mobilisé pour cette visite, et l’effort l’a épuisé. Quand Julie se lève, il l’imite d’un air résolu, puis hésite, comme s’il ignorait la suite. Elle va vers lui, et ils quittent la pièce bras dessus bras dessous.

La démence est souvent dissimulée derrière des rideaux tendrement tirés, et c’est pourquoi, quand j’avais pris contact avec Lowell et Julie, j’avais expliqué que je voulais observer « ce qu’ils affrontent ». Julie m’avait repris : « Ce que nous vivons. Certains jours sont une bataille, d’autres non. »

Beaucoup de malades au stade intermédiaire sont agnosiques, c’est-à-dire incapables de reconnaître ce qu’ils perçoivent, mais Lowell est toujours conscient de ce qui le frappe. Il a quand même eu du mal à comprendre mes intentions. Allions-nous écrire une lettre ensemble ? À qui ? Pendant une de mes premières visites, il m’a récité avec un éclair de malice au fond des yeux quelques phrases dignes d’une biographie : « Lowell Jenkins a grandi à Faucett, dans le Missouri… Lowell Jenkins est un aidant-né… Lowell Jenkins s’est réveillé une nuit et n’a pas su où il était… »

Durant l’été de 2007, Julie et Lowell avaient emménagé dans un autre appartement du même immeuble. Non seulement le nouveau était une déconcertante image-miroir du premier avec cuisine et chambres à gauche plutôt qu’à droite, mais il était en rénovation.

La moquette avait été arrachée, les placards de la cuisine, démontés, et des fils pendaient partout. Contemplant le saccage, Lowell s’était demandé : « Où suis-je ? Qu’avons-nous fait ? »

L’année précédente, au cours d’un voyage en Russie, il avait manifesté une agitation inhabituelle dans le métro. Il s’était montré étrangement réservé, lui qui avait séjourné là-bas souvent dans le cadre d’échanges culturels liés à son enseignement. À l’époque, Julie avait trouvé une explication rassurante : « On change en vieillissant. » Mais le trouble de Lowell face au nouvel appartement était d’un autre ordre. Elle avait tellement de mal à le calmer que dans les jours suivant le déménagement, ils avaient pris rendez-vous pour des examens diagnostiques. « À brûle-pourpoint, dit Julie, il me demanda : «  Tu crois que je l’ai ?  » »

Le nombre de cas de démence, toutes formes confondues, doublera au Canada d’ici à 2038, passant de 747 000 à 1,4 million. La maladie d’Alzheimer est la forme la plus courante : elle rend compte de deux cas sur trois. Elle fait déjà partie des pathologies les plus redoutées : selon un récent sondage, seul le cancer nous effraie davantage, et pour la génération du baby-boom, c’est la menace numéro un. Les boomers « vont frapper à notre porte », prédit le Dr Serge Gauthier, directeur de l’équipe de recherche sur la maladie d’Alzheimer au centre McGill d’études sur le vieillissement de Montréal. Mais que dire à la personne qui insiste pour être examinée ? « Tous les distraits méritent-ils l’IRM ? Bien sûr que non, mais alors, qui ? » L’âge est le facteur de risque dominant. Suivent les antécédents familiaux et l’hérédité, le sexe (les femmes sont deux fois plus touchées que les hommes), les maladies cardiovasculaires et le diabète. Il n’y a pas de remède miracle à l’horizon : aucun nouveau médicament n’a été homologué en 10 ans. Judes Poirier, l’ancien directeur du centre, dit que le bon côté des « décevants échecs » des essais cliniques, c’est qu’on ­accorde désormais plus d’importance à la « simple et humble » idée de retarder l’inévitable. Gagner deux ans ferait baisser l’incidence du tiers ; en gagner cinq la réduirait de moitié. « Si nous retardons l’apparition de 10 ans, vous mourrez d’autre chose avant, conclut M. Poirier. C’est la bénédiction cachée de la maladie d’Alzheimer. »

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Le goût de Lowell pour l’absurde complique l’évaluation de son état. L’une de ses blagues favorites, c’est : « Quelle différence y a-t-il entre un canard ? » Et il a le chic pour fabriquer des mots-valises percutants, tel ce « bombastard » (bombastic bastard : « salaud grandiloquent ») dont il a affublé le maire de Toronto. Montrant les gratte-ciel du district financier et la tour du CN qu’ils voient de leur appartement, il lance : « Voilà les montagnes. » Lowell a enseigné à l’Université du Colorado à Fort Collins ; voit-il les Rocheuses de l’autre côté de la fenêtre panoramique ou improvise-t-il une métaphore ? Il fixe les nuages qui s’amassent au-dessus du lac Ontario. « Je suppose que non », répondit-il, ce qui ne règle rien.

Pour que j’aie une idée de Lowell en pleine possession de ses moyens, un ancien collègue m’a donné une vidéo prise au milieu des années 1980 (en présence de deux étudiants de niveau avancé). Il y parle de « la nature de l’aide ». Veston de tweed sur polo, épaisse crinière ondulée, il attaque son sujet avec vigueur. « Aider exige du courage, de l’ouverture d’esprit. L’aide n’est ni un objet ni une entité, c’est un processus. » Il enveloppe ses auditeurs du regard, parsème son discours de citations, revient aisément de ses digressions au thème principal. Il est dans son élément, son intelligence sur pilote automatique.

Il a connu Julie en 1996 lors d’un congrès des associations de travail social à Hong Kong. Le couple a tenu malgré l’éloignement jusqu’à ce que Lowell prenne sa retraite en 2000 et quitte les États-Unis pour Toronto, où il est devenu le genre de conjoint au foyer qui vide le panier à linge sale et remplit le frigo. « Toutes mes amies voulaient le louer », se rappelle Julie.

À partir de l’été de 2010, Julie n’a plus osé le laisser seul toute la journée pendant qu’elle travaillait. Par l’entremise d’amis, elle a engagé Olga, une préposée aux services de soutien à la personne qui accompagne Lowell en promenade et entretient l’appartement. Quand Lowell n’a plus été capable de s’habiller, de se doucher ou de préparer ses repas sans aide, le centre local communautaire d’accès aux soins lui a fourni une autre préposée – pas parce que Julie travaillait à l’association, mais parce que le service est offert à toute personne couverte par le régime provincial d’assurance maladie. Carol Gilchrist venait deux matins par semaine au début, mais elle s’entendait si bien avec Lowell – elle arrive à le faire chanter et danser – que Julie a décidé de payer une troisième visite de sa poche. En novembre 2011, le centre a pris ce supplément en charge et, l’été 2012, il a ajouté une quatrième visite. En principe, l’aide doit être proportionnelle au besoin ; en pratique, les ressources sont insuffisantes. Olga vient désormais cinq jours par semaine, et sa remplaçante Jessica Mackintosh est payée comme elle par le couple.

Julie admet que ces dépenses absorbent une bonne partie de son revenu et ont entamé ses économies. Sans parler du temps qu’elle passe à gérer quatre soignantes et de la perte d’intimité conjugale. Je demande à son mari s’il voit dans cette rotation de personnel « une invasion nécessaire ». L’expression le fait grimacer : « Elles sont toutes des femmes fortes », répond-il. « Vous faites-vous du souci pour Julie ? »

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Il regarde au loin. Impossible de savoir s’il essaie de construire une réponse ou si la question lui brise trop manifestement le cœur. Il se gratte la tête. « Souci, finit-il par lâcher. Oui. » Je retrouve Julie dans un café de Yorkville. Son contrat avec l’ACASCO achève, et elle n’en cherchera pas d’autre dans l’immédiat. Petite silhouette robuste, yeux d’un bleu cru sous la frange blonde de ses cheveux courts, elle ne me paraît pas encline à tolérer les discussions oiseuses. Si la perspective de continuer à vivre avec Lowell lui pesait trop, elle le dirait. « Je peux supporter une mesure d’ambiguïté, confie-t-elle. On ne peut pas tout prévoir. »

Sa sérénité semble parfois incroyablement stoïque. Durant l’hiver 2011, quand elle l’a inscrit sur la liste d’attente de trois ans de leur centre de soins de longue durée préféré (le Isabel and Arthur Meighen Manor, qui consacre le tiers de ses lits aux gens atteints de démence), elle m’a énuméré les signes qui lui feraient conclure qu’elle était dépassée : quand il aura « de réelles difficultés » à dormir, qu’il sera incapable d’aller aux toilettes sans aide et qu’il ne pourra pas rester seul du tout. Presque deux ans ont passé, sa liste n’a pas changé, et elle garde l’espoir que la réalisation de ces trois conditions coïncidera avec l’extinction de la lucidité de son mari.

Elle ne sait pas si l’appel viendra au bon moment parce qu’elle ne sait pas quand elle sera prête à l’entendre. Sa résignation à l’inévitable – l’institutionnalisation de Lowell à plusieurs rues d’elle au mieux ne simplifie pas le problème. Quand mettre fin à leur vie commune ? « Il faut penser à ce qui suivra, dit-elle. On… » Le couinement suraigu de la centrifugeuse de l’établissement couvrirait une découpeuse à bois. Elle attend calmement, puis reformule sa pensée : « Si j’attends trop, je serai brisée. Je dois préparer mon deuil. »

Retour sur ce morose jour d’avril et sur Lowell dans sa berceuse. Le crayon avec lequel il jouait est tombé dans son giron. Il me voit en prendre note. « Je parle comment ? » demande-t-il. Je n’ai jamais eu l’impression qu’il doutait de son discours fragmentaire ; peut-être regrette-t-il d’être défini par lui. « Je ne voudrais pas avoir fait une promesse que je ne peux pas tenir. » Je fais de mon mieux pour le convaincre qu’il m’a aidé à comprendre ce qui se passe quand votre esprit vous trahit. Et cela nous ramène à la coupe transversale du cerveau, morne casse-tête, primitive peinture à numéros qui distrairait à peine un enfant. J’attends, comme lui, la petite phrase qui absoudra son incapacité à construire un paragraphe. Enfin, il murmure : « C’est ce que ça vous enlève. »

*N.D.L.R. Depuis la rédaction de ce reportage, Lowell Jenkins a déménagé dans un centre de soins de longue durée. Il s’est installé au Wellesley Central Place, bien qu’il soit toujours sur la liste d’attente du Isabel and Arthur Meighen Manor, le premier choix de Julie. La préposée Olga (que le couple paie en privé) vient toujours le visiter cinq jours par semaine, mais désormais au centre, car selon Julie, « il n’y a tout simplement pas assez de personnel dans ce centre (ni même dans tout autre) pour assurer assez de stimulation ».

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