Tornade verte

Jean-François Bernier a mis au régime bio l’industrie très salissante du produit nettoyant.

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Quand, à la fin de ses études commerciales, Jean-François Bernier décroche un emploi d’analyste financier chez Bombardier Transport (la division ferroviaire), en Allemagne, ses parents ne peuvent s’empêcher de sourire, eux qui se souviennent du gamin fou de bolides qu’il a été. «Quoi? Tu vas au paradis des belles voitures et tu te contentes des transports en commun?»

«Les rêves changent, admet Jean-François. Berlin, c’était pour moi un tremplin pour fonder ma propre entreprise au Québec et lui donner une dimension internationale.»

La réussite, mais pas à n’importe quel prix. «La fin ne justifie pas les moyens. Je voulais construire quelque chose dont je pourrais être fier. Je me disais: Que vas-tu répondre à tes enfants quand ils te demanderont ce que tu as fait pour éviter le gâchis dans lequel on est?»

Jean-François a quelques pistes. D’abord, éviter les pièges du modèle économique fondé sur la surconsommation. «Consommer, d’accord, mais intelligemment! Je voulais essayer de participer à une nouvelle manière d’agir, de faire des affaires.» Il faut revoir les principes du capitalisme, insiste-t-il, sinon le concept du développement durable ne survivra pas. Idéaliste? «Difficile de le nier!»

Aujourd’hui, quand il ne marche pas jusqu’à ses bureaux de la rue Saint-Laurent, à Montréal, c’est au volant d’une Prius que le patron de Bio Spectra se déplace. «Et je mange bio le plus souvent possible…» Ce qui distingue ce jeune homme de 33 ans, c’est un mélange d’éthique, de convictions et de flair redoutable.

Né à Victoriaville d’une mère enseignante et d’un père comptable, Jean-François Bernier est parti dans la vie avec quelque chose de bien plus important que la fortune: le goût des études – «un cadeau de mon père». Ce premier de classe cumule les diplômes: baccalauréat en génie civil à l’Université McGill, maîtrise en ingénierie financière aux HEC. Pour ajouter une corde à son arc, il devient analyste financier agréé. «Mon père m’a aussi convaincu d’étudier les langues. «Je veux te donner une ouverture sur le monde», me disait-il. Je suis donc allé apprendre l’espagnol au Mexique, j’ai pris des cours d’allemand. Je voulais avoir un CV qui se démarque.»

Et ça marche: à la fin de ses études, les propositions pleuvent. Pourtant, après trois ans seulement, il renonce à une carrière dorée chez Bombardier pour se lancer dans l’inconnu. Avec son ami Benoit Lord, autre surdoué recruté par Goldman Sachs, il visite une cinquantaine d’entreprises à vendre. Le duo est parfaitement au point: vision claire, plan d’affaires en béton. Même s’ils sont encore dans la vingtaine, ils gagnent la confiance des bailleurs de fonds.

En 2005, ils tombent sous le charme de Bio Spectra, une petite entreprise de Saint-Eustache qui fabrique un excellent purificateur d’air naturel à base de charbon. Pour des raisons de santé, le couple qui la dirige cherche un repreneur. «A première vue, l’affaire n’avait rien de spectaculaire, raconte Jean-François. Tout se faisait dans un local industriel sans fenêtres. Mais on a flairé le potentiel.»

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Le purificateur d’air est bien distribué – RONA, IGA, Metro, Loblaws -, et les propriétaires ont déjà entrepris des démarches pour étendre leur gamme de produits. En plus, il y a incontestablement un créneau à prendre dans les produits nettoyants verts. «On ne trouvait sur le marché que des produits chers ou de mauvaise qualité.»

Après six mois de négociations, un accord finit par être signé en janvier 2006. Jean-François Bernier se retrouve aux commandes de l’entreprise. Seul hic: il ne connaît pas grand-chose au secteur. Qu’importe. Avec son associé, il décide de foncer et de concevoir en six mois une gamme complète de produits doux pour l’environnement.Baptisée Attitude, elle en compte aujourd’hui 27.

Pour relever le défi, Jean-François recrute un autre premier de classe, Hans Drouin, détenteur d’une maîtrise en génie chimique et biologique. «J’ai eu la chance d’avoir tout de suite une équipe forte, avec les valeurs à la bonne place.»

Le jeune directeur de la recherche et du développement se met au travail. Sa tâche: comprendre comment fonctionne le produit, puis trouver les bons ingrédients et en tester l’efficacité. «On ne voulait ni chlore, ni ammoniac, ni phosphates, explique Jean-François. Seulement des agents actifs d’origine végétale. Pas de fragrances artificielles non plus: dans un parfum de citron, par exemple, il peut y avoir des centaines d’ingrédients. Et le corps est comme un baril: il accumule.»

En septembre 2006, l’équipe peut dire «mission accomplie»: ses produits se retrouvent bien en vue sur les tablettes des supermarchés et des chaînes de produits naturels.

L’entreprise a obtenu sans difficulté la certification EcoLogo et ne cesse d’innover, forçant ses concurrents à réagir. Elle joue par exemple la carte de la transparence et affiche systématiquement la liste complète des ingrédients sur chaque produit (et sur son site internet). Sur le plan de l’emballage, sa stratégie de marketing tourne le dos au vert criard et, après quelques tâtonnements, se fixe sur le blanc pur, avec un animal en couleur comme symbole de la protection de la nature.

Preuve que l’idée est bonne: on les imite! Mais les deux compères ne s’en formalisent pas, au contraire. «On nous dit: «Untel s’est mis à faire ça.» Tant mieux! Ça rehausse le niveau.»

Malgré la récession, Bio Spectra connaît un succès fulgurant: 2000 pour 100 de croissance ces trois dernières années, et plus de 2500 points de vente au Canada. Une réussite que n’a pas entamée le départ de son associé, Benoit Lord, début 2010.

Pour séduire, Jean-François expédie des échantillons tous azimuts. La qualité de ses produits parle pour lui: une acheteuse d’une grande chaîne ontarienne, allergique aux nettoyants traditionnels pour la salle de bains, teste le produit Attitude… et l’adopte sur-le-champ. Déjà distribués dans une vingtaine de pays (dont la Scandinavie et le Japon), les produits de Bio Spectra sont en train de conquérir la France, grâce au géant Auchan. «Quand je les propose à une grande chaîne, je sais ce qu’il y a sur leurs tablettes et comment je me démarque par rapport à leurs produits», dit le jeune chef d’entreprise, qui n’hésite pas à se promener, carnet de notes en main, dans les allées des magasins qu’il veut conquérir. Une stratégie payante: il commence à placer ses billes sur le marché américain, où il a déjà plus de 500 points de vente.

L’entreprise, qui emploie aujourd’hui 18 personnes, vient de sortir ses couches jetables «vertes». Pour des raisons pas tout à fait désintéressées. Pascale, la conjointe de Jean-François Bernier, qui est avocate et travaille avec lui à mi-temps dans les finances de Bio Spectra tout en préparant son MBA, attend leur premier enfant. «J’espère avant tout que ce sera un être humain responsable», souhaite le futur papa, qui, de son côté, entend garder le cap. «Je ne cherche pas la croissance à tout prix, résume-t-il. Je ne veux pas être conquérant, je veux être cohérent.»

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