Le frugal et la fourmi

Hier, la frugalité était une vertu et la prodigalité, un vice. Aujourd’hui, c’est l’inverse.

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Répondez vite. Préféreriez-vous:
a) gagner 50000$ par an si les autres font 25000$ ou
b) gagner 100000$ par an si les autres font 250000$?

La plupart des gens choisissent la première option. Illogique? Pas pour Preet Banerjee. «Nous voulons épater la galerie», dit cet expert-conseil torontois qui tient un blogue de conseils financiers pour les particuliers. Le vieux réflexe de comparaison avec le voisin a la peau dure.
Si nous sommes prêts à renoncer à un salaire deux fois plus élevé pour le seul plaisir d’en mettre plein la vue à notre voisin, la question se pose: sommes-nous faits pour la frugalité?

Fin 2009, près des deux tiers des répondants canadiens à un sondage mondial de Nielsen ont avoué que la récession les avait amenés à modifier leurs habitudes d’achat (choix des produits d’épicerie moins chers, report des mises à niveau technologiques, etc.); 25 pour 100 étaient décidés à dépenser moins pour l’habillement, même si la conjoncture s’améliorait.

«La modération est le maître mot du consommateur nouveau», observe Carman Allison, responsable des analyses de consommation chez Nielsen.

Le sondage montre aussi que plus de la moitié des Canadiens se préoccupent du rapport qualité-prix.« De plus en plus de gens chassent l’aubaine», constate Carman Allison. Il en veut pour preuve les véhicules haut de gamme garés derrière Walmart. «La frugalité est à la mode», conclut-il.

Combien de temps durera cette vogue? D’après Hugh Phillips, qui travaille pour un cabinet d’analyse des tendances de consommation, «dès que les gens n’auront plus peur de perdre leur emploi, ils reviendront à leurs vieilles habitudes».

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Vous êtes ce que vous achetez

Vous êtes ce que vous achetez

«L’achat exprime souvent ce que nous sommes ou voudrions être», affirme Lee Eisenberg, auteur de Shoptimism. Et le motif de l’acquisition est plus révélateur que l’objet acquis. Tel vêtement donne de l’assurance, telle crème fait paraître plus jeune, tel le marque est celle des connaisseurs. Acheter procure – ou suggère – un statut.

En prime, la décision d’achat stimule la sécrétion de dopamine, l’un des neurotransmetteurs du plaisir. «Les cellules cérébrales qui la fabriquent provoquent une bouffée d’euphorie, explique le conseiller en marketing Martin Lindstrom. Cette sensation de bien-être nous pousse à acheter plus même si la raison nous souffle que ça suffit!»

Dur de renoncer à quelque chose qui fait plaisir. D’autant plus que la longue phase d’expansion a produit du «luxe accessible», indique Gordon Laird, auteur de The Price of a Bargain. La frugalité est dépassée, car «nous fonctionnons comme si la croissance devait durer toujours».
L’enquête de Nielsen le confirme: malgré l’implosion du système financier, les Canadiens gardent confiance dans l’économie. Les perspectives d’emploi leur semblent bonnes ou excellentes, et ils se sentent prêts à délier les cordons de leur bourse.

«Pendant des années, nous avons dépensé sans compter, note Amy Hanser, professeure de sociologie à l’université de la Colombie-Britannique. La parcimonie peut paraître odieuse quand on a pris cette habitude.»

C’était pourtant la règle il n’y a pas si longtemps. Amy Hanser évoque l’exemple de sa grand-mère qui avait vécu la Grande Dépression et n’a jamais renoncé à faire son savon: «Elle employait de la graisse animale. C’était dégoûtant.» C’était aussi une leçon de frugalité invétérée qui paraît aujourd’hui aussi démodée que ce méchant savon.

La plupart d’entre nous n’établissent pas de budget de manière systématique, et ceux qui en ont un ne comptabilisent pas leurs dépenses, note Dilip Soman, professeur à l’école d’administration Rotman de l’université de Toronto. Il se souvient qu’un vieil ami de sa famille avait une collection de boîtes à café dans lesquelles il répartissait l’argent du ménage. A chaque boîte correspondait une catégorie de dépense. Quand elle était presque vide, la famille se serrait la ceinture. Aujourd’hui, il n’y a plus de ceinture à serrer, dit Dilip Soman, car les boîtes ne sont jamais vides. Quand l’argent manque, on sort la carte de crédit. Quand la limite de crédit est atteinte, on demande une majoration ou on sort une autre carte.

«Vous pouvez penser que vous arrêterez quand vous aurez le dos au mur, sauf que le mur recule tout le temps», conclut le spécialiste.

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Un scénario inquiétant

Un scénario inquiétant

Les conséquences de cette surconsommation constante sont prévisibles: d’après Statistique Canada, le ratio d’endettement des ménages n’a jamais été aussi élevé. En 1990, les Canadiens détenaient 88,60$ de dette (cartes de crédit et emprunts hypothécaires) pour 100$ de revenu disponible. Aujourd’hui, la dette est passée à 145$.

Il y a près de 70 millions de cartes de crédit en circulation au pays, soit plus de deux par habitant. Or les recherches montrent que la carte de crédit efface l’anxiété liée au paiement. «Elle supprime la barrière séparant l’autodiscipline de la satisfaction effrénée de ses désirs», explique Lee Eisenberg.

Gordon Laird reconnaît qu’une réduction massive de la consommation demain serait un désastre. «Ce sont les dépenses des consommateurs zombies qui font tourner l’économie», dit-il. Il n’est donc pas étonnant que nous ayons l’impression d’accomplir un devoir patriotique en consommant, ajoute Amy Hanser, puisque c’est là-dessus que repose la relance.

La récession nous a fait peur, mais pas assez pour nous corriger. Nous nous conduisons comme un fumeur obèse qui est pris de vives douleurs à la poitrine et se précipite à l’urgence en se promettant de maigrir et d’écraser. En fait, il ne souffre pas d’une crise cardiaque, mais d’une simple indigestion. Rassuré, il s’offre un sac de croustilles grasses et allume une cigarette.

Voilà ce qui nous attend. «Tout redeviendra comme avant, prédit le conseiller financier Preet Banerjee. Jusqu’à ce que le ciel nous tombe vraiment sur la tête.»

La récession nous a rendus économes, mais pour combien de temps?

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