Sommes-nous de bons parents?

Sommes-nous de bons parents ? Le tout premier voyage à Paris d’une jeune famille relance la question.

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Sommes-nous de bons parents?

Paris. La silhouette grise des immeubles est bien assortie à l’humeur apaisée de la capitale.

Nous n’avons pas aussi fière allure avec notre poussette rouge recouverte de jouets. Notre cortège clinquant arrive à l’Écritoire, un bistrot place de la Sorbonne.

Il n’y a pas d’autre enfant en vue. Je dresse la chaise haute de voyage de mon fils Tokki et déballe des galettes de riz et de la purée de légumes biologiques.

Je croyais être toujours bien préparée, mais selon les règles de Karen Le Billon, j’ai déjà commis deux erreurs.

En 2012, il y a eu un mini-boum de témoignages de mamans vantant l’éducation des enfants à la française.­ French Kids Eat Everything, de l’universitaire vancouveroise Karen
Le Billon, et Bringing Up Bébé : One American Mother Discovers the Wisdom of French Parenting, de Pamela Druckerman, mettent l’accent sur la bonne manière dont les enfants gaulois mangent et se comportent. Tokki était un bébé serein à la naissance, mais il a depuis perfectionné un hurlement entre le do aigu de Mariah Carey et un sifflet à chien. Quand mon mari a été invité à un festival de films en France, j’ai donc décidé de voir de mes propres yeux. Tout jeune parent cherche des réponses. Les Français semblent les avoir.

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Leçon no 1 : On ne laisse pas bébé dans un coin.
Tokki n’a pas l’habitude d’être en terrasse parmi les adultes à 21 h. De son perchoir, il observe avec des yeux ronds un groupe d’élégants Parisiens prenant un verre. Alors que j’étale trois cuillères pour bébés, j’éprouve un certain malaise. Ressembler à des parents angoissés est pire que ressembler à des touristes.
À l’arrivée des plats, j’ouvre son tube de purée, mais il secoue la tête. Il n’a d’yeux que pour le steak. Comme il est hors de question que je lui donne la viande saignante de mon mari, j’examine mon hamburger. Alors que j’essaie de me rappeler les règles concernant les bébés et le fromage bleu, les doigts de Tokki sont déjà dans mon assiette. Je lui offre une bouchée de viande juteuse qu’il mastique bruyamment. Je refroidis des frites, qu’il dévore aussi vite que sa coordination d’enfant de 10 mois le lui permet.
À la fin du repas, les galettes et la purée sont intactes. Outre-Atlantique, on a tendance à se fixer sur la nutrition, en France, on se concentre sur le plaisir. J’admets que je n’ai jamais vu Tokki dévorer sa purée avec autant de passion que celle qu’il met à remplir ses petites mains de mon repas.

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Leçon no 2 : Tiens-toi correctement !
Le soleil brille sur les enfants à dos de poney dans les allées de gravier des jardins du Luxembourg. Nous garons la poussette et entrons dans le Théâtre des Marionnettes pour attendre le début du spectacle. Il y a un froissement derrière nous. Mon fils se tourne et fixe une grand-mère déballant des biscuits pour le goûter de sa petite-fille. Elle m’en offre un, je secoue la tête poliment pour refuser, mais la petite proteste. « Non, il n’a pas le droit », dit la grand-mère, brusquement. Les enfants français ont le droit de faire quelque chose, ou ne l’ont pas.
Les exemples de cette sévérité sont partout. À Annecy, dans le Sud-Est du pays, par exemple, lors d’un après-midi pluvieux, Tokki et moi nous réfugions dans la bibliothèque municipale. Une classe de maternelle défile devant nous. Je regarde les enfants suspendre soigneusement leurs tabliers mauves à des crochets. Il y a deux adultes avec eux, qui ne leur demandent pas de se taire, et qui ne haussent pas la voix. Personne ne se bat pour un livre.
Nous passons le lendemain étalés sur une pelouse avec vue sur le lac. Des familles entourent les paons dans une volière à ciel ouvert, et des fillettes en tenue du dimanche jouent au badminton. Quand une gamine se met à crier, j’observe une imperturbable mère française en pleine action. Elle l’emmène dans une zone à la vue de tous. Elle fait quelques pas avant de tourner le dos pendant que sa fille gémit. Après ce qui me semble être une éternité, l’enfant est tendrement récupérée et elles repartent main dans la main. Je suis bouche bée. La mère avait-elle été trop dure ? Ou voulais-je lui ressembler davantage ?
Les parents français ne paniquent pas face à une crise, mais je ne suis pas française. Le dernier soir, dans un effort de nourrir le bébé à heures fixes, nous nous attablons sans attendre dans un café. Alors que l’agitation de Tokki se transforme en hurlements, je suis si tendue que j’abandonne brusquement mon mari pour retourner à l’hôtel, oubliant qu’il était sur le point de découvrir s’il avait eu un prix au festival (il a gagné).
Cette nuit-là, je suis remplie de fierté, puis de remords. Pourquoi n’avais-je pas été capable de terminer mon repas et d’embrasser mon mari pour lui souhaiter bonne chance ? En examinant ma propre enfance à Toronto, je me demande si mes parents, des immigrés coréens, étaient secrètement français. Enfant, je savais qui commandait, et ce n’était certainement pas moi.

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Leçon no 3 : Deux ça va, trois c’est trop.
Les Français ne comprennent pas que les enfants nord-américains occultent la raison même de leur existence : le couple. Le soir où j’ai oublié de souhaiter bonne chance à mon mari, j’ai appris seule qu’il avait gagné. Tokki dormait sur notre lit d’hôtel, et mon mari faisait la fête à l’Impérial Palace.
Parmi les cinéastes se trouvait un couple européen bien décidé à ce que ses enfants ne l’empêchent pas de profiter des festivités. Le père français promenait un enfant somnolent en poussette, la mère néerlandaise avait leur bébé de neuf mois endormi attaché à son dos. Quand mon mari m’en a parlé le lendemain matin, j’étais à la fois admirative et perplexe. D’où leur venait l’audace de sortir avec des enfants après minuit ?

Maintenant de retour à la maison, j’accorde toujours la priorité à Tokki sur notre couple. Cela veut-il dire qu’il deviendra un « enfant-roi », comme disent les Français avec mépris ? L’idée d’un enfant bien élevé relève-t-elle d’un fantasme que je devrais ranger avec la garde-robe française de mes rêves ? Finalement, mon enfant est parfait comme il est. Il n’a pas besoin d’être français, et je ne pense pas qu’il veuille que je le sois non plus. Même si, mine de rien, je continuerai d’essayer.

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