Ces filles qui allument!

Elles ont la jeunesse, la beauté, la santé, mais elles jouent avec le feu. Enquête sur une espèce en voie d’extension: les fumeuses de 12-24 ans

1 / 3

Grisées par l’exceptionnelle douceur de ce mois de mars 2010, des grappes de jeunes se pressent dans la cour intérieure du pavillon Hubert-Aquin de l’Université du Québec à Montréal. Etudiants en art, en histoire ou en droit, ils s’appellent Martin, Guillaume, Chloé, Sofia, Mélissa… et offrent l’image d’une jeunesse en pleine santé. A un détail près: ils ne sont pas dehors pour prendre un bol d’air, mais pour fumer.

Même s’il est à la baisse, le tabagisme reste préoccupant chez les jeunes, et particulièrement chez les filles du secondaire, qui sont toujours plus nombreuses à fumer que les garçons. Selon l’Institut de la statistique du Québec, 17 pour 100 des adolescentes fumaient en 2008, contre 13 pour 100 des garçons.

D’après l’Organisation mondiale de la santé, chaque jour, dans le monde, 100000 jeunes prennent leur première bouffée, souvent persuadés qu’il s’agit d’un geste sans conséquence.

«Quand tu es jeune, tu te crois immortelle», constate Léa Perna, 19 ans, qui a allumé dès l’école secondaire «pour entrer dans la gang». A l’époque, comme beaucoup de jeunes de son âge, elle a aussi essayé quelques «substances» plus ou moins légales dont elle a réussi à décrocher. Mais la cigarette, rien à faire! Surtout qu’à part James, son amoureux, elle est entourée de fumeurs.

«Si j’avais su ce qui m’attendait, regrette la jeune fille, qui vit à Mascouche, jamais je n’aurais allumé la première. En plus, je prends la pilule. C’est nul!»

Préoccupée par son avenir, Léa, qui étudie en secrétariat, est vraiment décidée à se débarrasser de cette dangereuse habitude. Encouragée par sa famille et par James – un grand sportif -, elle a diminué sa consommation et vu un médecin, qui lui a prescrit des gommes et des timbres de nicotine. Et l’étudiante a fait ses devoirs: elle s’est informée, a beaucoup lu sur la question. «L’idée d’arrêter me terrifie, dit-elle, mais je pratique la pensée positive en me répétant que je commence à mieux respirer, et non que je cesse de fumer.»

Pire que le cancer du sein

«L’histoire de Léa est fréquente», observe André Beaulieu, porte-parole de la Société canadienne du cancer. Ce sentiment d’invulnérabilité est en effet très répandu parmi les jeunes femmes. Le problème avec cette désinvolture est double, souligne le porte-parole: cesser de fumer n’est jamais aussi facile qu’elles ne le pensent, et cela peut avoir de graves conséquences bien plus tôt qu’elles ne l’imaginent.

Le cancer du poumon tue près de deux fois plus de femmes que le cancer du sein, lequel voit sa prévalence augmenter considérablement quand on fume. «Une fumeuse accroît de 50 à 70 pour 100 son risque d’être atteinte du cancer du sein, souligne le Dr Anthony Miller, expert en santé publique à l’université de Toronto. Chez les femmes préménopausées exposées à la fumée secondaire, ce risque augmente de 40 à 50 pour 100.»

Fait inquiétant quand on sait que 17 pour 100 des Québécois de moins de 18 ans vivent dans la fumée secondaire, contre 9,5 pour 100 au Canada.

Et ce n’est pas tout: les jeunes qui fument, en particulier les filles, sont plus vulnérables aux maladies respiratoires. En agissant sur les œstrogènes, le tabac peut aussi perturber leur cycle menstruel, créer des complications au moment de la grossesse (les bébés peuvent naître plus petits ou prématurés) et les prédisposer à l’ostéoporose. Sans parler du redoutable cocktail pilule-cigarette, qui augmente le risque d’un accident vasculaire cérébral.

2 / 3
Le facteur poids

Le facteur poids

Selon une étude américaine, les adolescentes qui cherchent à maigrir ont 40 pour 100 de plus de risques de fumer que leurs consœurs. L’équation tour de taille/cigarette a envahi les esprits. La mannequin Naomi Campbell n’a-t-elle pas un jour déclaré: «Je n’ai jamais fait de régime, je fume»? Et la rumeur veut que la Brésilienne Gisele Bündchen, autre icône de la mode, ait pris sept kilos après avoir écrasé.

De fait, en stimulant le métabolisme, la nicotine peut brûler jusqu’à 200 calories par jour. Elle libère des neurotransmetteurs – notamment la dopamine, molécule de la récompense – qui agissent sur l’appétit. En outre, elle altère le goût et l’odorat, ce qui réduit le plaisir de manger.

Soumises à la tyrannie de la minceur, beaucoup de filles hésitent à arrêter de fumer par peur de grossir. Pourtant, celles qui planifient bien leur sevrage peuvent limiter le gain de poids (voir notre encadré).

«Et, dans la population en général, les fumeuses ne sont pas plus maigres que les non-fumeuses», soutient la Dre Jennifer O’Loughlin, professeure à l’Université de Montréal, chercheure principale de l’étude NICO, qui enquête sur la dépendance à la nicotine auprès de 1200 jeunes depuis 1999.  

Bon pour les neurones?

«Je sais qu’il y a un risque, mais je le prends», dit Marie-Paule Grimaldi, 29 ans, poète et coordonnatrice d’un organisme culturel montréalais, Les Filles électriques. Selon elle, des poisons, il y en a partout, à commencer par la pollution. «La lutte antitabac est légitime, mais pourquoi ne pas mettre aussi des avertissements sur la bière, les boissons gazeuses et le PFK pour contrer le diabète, l’obésité et l’alcoolisme chez les jeunes?» argumente la jeune femme, qui a grillé sa première cigarette à l’âge de 12 ans, «pour faire comme les grands».

Aujourd’hui, Marie-Paule Grimaldi fume parce que, croit-elle, c’est bon pour sa créativité, persuadée, comme la plupart des gens, que la nicotine stimule les neurones. Faux, objecte André Beaulieu:

«Au-delà des premières bouffées, qui sont effectivement stimulantes, le tabac altère les fonctions cérébrales.»

Une étude israélienne, réalisée auprès de plus de 20000 jeunes soldats, a d’ailleurs démontré que les fumeurs auraient un quotient intellectuel inférieur à celui des non-fumeurs.

La mort au rabais

Dans la guerre contre la cigarette, la question de l’approvisionnement est centrale, d’où l’interdiction de la vente de tabac aux jeunes de moins de 18 ans et la forte augmentation des prix. Ce filet de sécurité est-il efficace?

En 2008, l’Association canadienne des dépanneurs en alimentation s’est livrée à une enquête édifiante sur la provenance des cigarettes fumées au secondaire. Elle a analysé plus de 20000 mégots ramassés aux abords de 155 écoles ontariennes et québécoises. Résultat: plus du tiers des bouts de cigarettes récoltés au Québec et le quart de ceux provenant d’Ontario étaient issus du tabac de contrebande. Autour de Montréal, la proportion frisait les 40 pour 100.

«Les jeunes, souvent moins riches, sont des cibles faciles pour ce marché (une des principales causes de la hausse récente du tabagisme chez les 15-19 ans), mais aussi pour les stratèges de l’industrie du tabac», se désole André Beaulieu.

Le grand écran, par exemple, leur offre une tribune idéale pour promouvoir le tabagisme. «On fume dans près de trois quarts des films américains à succès alors que, dans la vraie vie, au Québec, quatre personnes sur cinq sont des non-fumeurs», constate Nathalie Juteau, du Conseil québécois sur le tabac et la santé.

D’après le Dr Stanton Glantz, qui a mis sur pied Smoke Free Movies pour contrer l’usage du tabac dans les films, les adolescentes dont les vedettes préférées fument fréquemment à l’écran (comme la Carrie de Sexe à New York) sont 16 fois plus susceptibles de se laisser séduire par la cigarette.

Et que dire d’Internet, où les Lady Gaga, Britney Spears, Rihanna, Kate Moss, Lindsay Lohan et autres idoles des 12-24 ans s’affichent la cigarette au bec?

3 / 3
Une industrie sans scrupules

Une industrie sans scrupules

Le porte-parole de la Société canadienne du cancer dénonce également les stratégies douteuses – mais d’une efficacité redoutable – des cigarettiers, prêts à tout pour vendre leurs produits. Au-delà des emballages métallisés très «tendance», d’autres innovations ont des effets dévastateurs: additifs mutagènes qui augmentent la concentration de nicotine et en accélèrent la libération dans l’organisme, favorisant l’accoutumance; ammoniaque; arsenic; cacao (qui dilate les bronches pour optimiser l’absorption); lindane et méthoxychlore, depuis longtemps associés à des perturbations du cycle de la reproduction chez la femme.

Seules bonnes nouvelles chez nous: la vente unitaire de cigarillos, qui a entraîné un regain du tabagisme chez les jeunes du secondaire en 2006, est prohibée depuis avril 2010, et l’ajout de plusieurs additifs aromatiques sera interdit début juillet… tout comme les cigarettes Vogue, qui ont fait l’objet d’une plainte parce que leurs méthodes de mise en marché ciblaient particulièrement les filles.

Catastrophée par les chiffres (le nombre de fumeurs a atteint son pic alors que celui des fumeuses augmente toujours), Margaret Chan, directrice de l’Organisation mondiale de la santé, a déjà dénoncé «l’absence de scrupules» et les manœuvres d’intimidation de l’industrie du tabac.

Des propos que ne renierait pas Sophie Vachon. La Montréalaise, envoûtée par les volutes bleues à l’âge de 12 ans, a longtemps caché à sa mère sa dépendance. «Elle est réfractaire au tabac, explique-t-elle. Mon grand-père est mort très jeune d’un cancer du poumon.»

Sportive, elle a bien essayé d’arrêter ensuite, mais, au contact de ses colocataires fumeurs, elle a replongé de plus belle, ne réussissant à réduire sa consommation que lorsqu’elle est tombée enceinte.

Aujourd’hui, Sophie, 25 ans, est mère d’un petit Samuel, deux ans, qu’elle élève avec son compagnon.

«Je suis tannée de cette boucane, râle-t-elle, mais comment en sortir alors que mon chum grille un paquet par jour?»

Décrochage d’autant plus difficile que Sophie participe au moment de l’entrevue à une étude sur une marque de cigarettes: on lui offre 125$ et quelques paquets à tester en échange de son «rapport de goût».

«Un bon plan pour une étudiante dans le besoin, souligne-t-elle, mais pas vraiment cohérent pour quelqu’un qui veut arrêter.» A la fin de ce drôle de contrat, Sophie essaiera vraiment d’écraser. Promis! «J’aimerais bien voir grandir mon fils.»

Lorsque nous l’avons interviewée, Léa Perna s’apprêtait à arrêter de fumer. Depuis le 1er mars, grâce au programme Défi J’arrête, j’y gagne!, auquel elle s’est inscrite ainsi que 15000 autres volontaires, elle est maintenant abstinente et fière de l’être, tout comme sa mère, qui lui a emboîté le pas.

Marie-Paule Grimaldi, toujours fumeuse occasionnelle, vit ses passions un jour à la fois. Et Sophie Vachon, qui a considérablement diminué sa consommation, rêve que son amoureux l’accompagne dans son désir d’en finir avec la cigarette. Bonne nouvelle, quand on sait qu’arrêter est tout aussi contagieux que fumer…

Pour vous aider à décrocher, rappelez-vous que les bienfaits sont presque immédiats: 20 minutes après avoir écrasé, votre rythme cardiaque et votre pression artérielle diminuent; 12 heures plus tard, le taux de monoxyde de carbone dans votre sang revient à la normale; en une semaine, votre odorat et votre sens gustatif se seront améliorés.

Newsletter Unit