Une perte de vision progressive
La perte de vision de mon œil droit s’est faite si lentement qu’il m’a fallu du temps pour m’en rendre compte. Depuis quelques années, je remettais toujours à plus tard ma visite chez l’optométriste. Entre-temps, je faisais avec mes vieilles lunettes. Mon état est devenu évident le jour où j’ai voulu qu’on corrige ma prescription et que le spécialiste m’a demandé de couvrir l’œil gauche pour lire avec le droit. Ce qui m’avait semblé flou jusque-là n’était plus qu’une tache grise.
«Pouvez-vous lire la première ligne?» Je ne pouvais pas.
Mieux vaut être attentif à ces signes que vos yeux sont en danger.
La cataracte
À 50 ans, j’avais une cataracte, ce qui n’est pas exceptionnel. L’âge ou une blessure opacifie le cristallin, et le monde devient plus flou, plus brumeux, comme si on le voyait à travers une vitre sale et sombre. L’opération corrective est simple: on fait une incision et on remplace la vieille lentille ternie par une neuve, artificielle. Une fois le diagnostic établi, en mars 2018, j’ai été inscrite sur la liste d’attente et, les années passant, ma vue a continué à baisser.
La vue est l’une de ces choses qui vont de soi. Qu’elle se dégrade, et tout devient plus fade, plus triste, plus difficile! Les lunettes que je portais depuis la fin de mon adolescence n’avaient pas d’effet sur la fenêtre qui se fermait dans mon œil droit. Quand je m’assoyais pour dessiner, passe-temps qui m’offrait réconfort et évasion pendant la pandémie et l’hiver pluvieux de Vancouver, je devais m’approcher à quelques centimètres du papier, me coller dessus pour focaliser mon bon œil sur la page.
Un jour, ma sœur jumelle m’a lancé en riant: «Tu as vraiment le nez dans le derrière de ton dessin.»
Pour percevoir un détail, quel qu’il soit, je devais fermer mon mauvais œil et me fier à l’autre. Pendant trois ans, ce vaillant petit soldat a accompli sa mission et fait de son mieux pour sauver la baraque. Courbée sur mon clavier comme une vieille femme, j’oscillais entre tristesse et humour noir, mais certains jours, j’étais envahie par une vague de frustration et de désespoir.
Apprenez à reconnaître les symptômes silencieux de la cataracte.
Portes ouvertes sur les mouvements de la pensée
«Vous êtes quasiment aveugle de l’œil droit», m’a dit l’ophtalmologiste lors de mon rendez-vous préopératoire l’an dernier. Même après ce constat, j’ai attendu six mois pour qu’il m’opère.
En sortant de son bureau, j’avais l’impression que mon monde se décomposait. Tous les mécanismes qui marchaient auparavant avec la régularité d’une montre suisse semblaient grincer, hoqueter et, parfois, s’arrêter net.
Pour beaucoup, la vue et la pensée font la paire. Selon Eckhard Hess, le psychologue américain père de la pupillométrie, l’œil est un révélateur des pensées et des émotions. Dans The Tell-Tale Eye, il soutient que nos yeux sont des portes ouvertes sur les mouvements cachés de la pensée. «L’œil est très intimement lié au cerveau, a-t-il déclaré dans une interview en 1969. On pourrait y voir une pièce du cerveau qui dépasse, qui fonctionne à la vue de tous.»
Mais alors, quand les yeux cessent de fonctionner, qu’arrive-t-il au cerveau? Il y a une impressionnante quantité de travaux sur la façon dont ces deux organes se soutiennent ou se nuisent mutuellement. La recherche de Eckhard Hess a été poursuivie par un autre psychologue, Daniel Kahneman. Dans Thinking, Fast and Slow, il revient sur le gorille invisible, l’une des expériences les plus célèbres ayant mis en lumière les différents systèmes cérébraux qui ont un rapport avec la vue.
L’expérience consiste à demander à des sujets de regarder un court métrage et de compter le nombre de passes entre des joueurs de basket. À l’arrière-plan, une personne déguisée en gorille arrive, tambourine sur sa poitrine, puis se retire. La plupart des sujets ne voient pas le gorille. Le cerveau a une capacité d’attention limitée, et quand il se frotte à une tâche complexe, il peut rater le plus frappant des phénomènes visuels.
Ce qui m’a frappée, moi, c’est la facilité avec laquelle les choses peuvent nous échapper. Combien de gorilles étaient passés inaperçus pendant que je me concentrais sur les tâches quotidiennes de la vie ordinaire?
Pour prévenir et non pour guérir, renseignez-vous sur les maladies des yeux à connaître.
Sans douleur
L’opération d’une cataracte est assez simple. Mais comme toute bonne froussarde, l’idée que quelqu’un me coupe l’œil a provoqué bon nombre de crises de panique à deux heures du matin. Lames de rasoir et globes oculaires hantaient mes rêves.
Finalement, ça n’a pas fait mal. L’anesthésique topique a endigué la vraie douleur, ne laissant passer qu’un peu de pression et un léger picotement. Mais mon cerveau avait beau répéter «tout va bien, du calme», mon corps savait qu’il subissait quelque chose de bizarre. Il voulait se cabrer, ruer comme un cheval sauvage.
«Ne bougez pas. Fixez la lumière», a dit le chirurgien.
Docile, j’ai fixé la lampe chirurgicale au-dessus de ma tête, et elle s’est transformée en deux yeux démoniaques cernés d’une ombre d’un turquoise vif. «Comme tout cela est bizarre», a murmuré une petite voix dans ma tête.
«Ne bougez PAS!» m’a rappelé le chirurgien. Je n’ai pas bougé et me suis appliquée à ne pas paniquer pendant que les orbites turquoise palpitaient et dansaient au-dessus de ma tête.
Je suis rentrée chez moi avec trois sortes de gouttes que je devais me mettre dans les yeux quatre fois par jour et la consigne de ne pas me pencher ou soulever des objets lourds pendant une semaine. Je devais porter un truc de cyborg sur l’œil pendant la nuit pour prévenir un coup accidentel au visage pendant mon sommeil.
Et pas de maquillage pendant deux semaines. «Dur pour une fille des années 1980», a commenté ma sœur.
Je ne me rappelle même pas quand, pour la dernière fois, je me suis passée de crayon pour les yeux et de mascara pendant des semaines. Sans leur camouflage, mes yeux paraissaient à la fois plus vieux et plus jeunes, vulnérables et nus. Je n’aimais pas ça.
N’hésitez pas à passer un examen de la vue et à suivre les conseils de votre optométriste.
Contempler la noirceur
Après le premier jour, j’en ai tout de suite fait trop en passant plusieurs heures à dessiner. Je voulais voir si les couleurs seraient plus vives. Elles l’étaient. Et je voulais savoir s’il serait plus facile de dessiner. Pas vraiment. Mais, par moments, j’éprouvais une joie pure qui donnait lieu à des cochonnets enguirlandés de fleurs. Après quelques heures à regarder fixement une page, j’avais mal à la tête et à l’œil.
J’ai trouvé bizarre de ne rien regarder pendant quelque temps – ni la télé, ni l’ordinateur, ni le téléphone. À la place, je fermais les yeux et je contemplais la noirceur. Après un certain temps, quelque chose émergeait du feuillage nerveux. Une sorte d’imagination sans objet. Des images jaillissaient comme l’eau d’une lance d’incendie surpressurisée.
Même privé de stimuli extérieurs, le cerveau, ce drôle d’organe, trouve des moyens de se distraire. Les ébats de mon imagination perduraient une fois que j’avais repris mes activités.
Après quelques jours, je me suis rendu compte à mon grand étonnement que j’y voyais mieux sans mes lunettes. Tout à coup, le monde devenait d’une clarté cristalline, aussi net et précis qu’un verre plat. Il était presque surréel, ou plutôt ultraréel. Une infinité de détails dans chaque branche d’arbre, dans chaque carré d’herbe. Est-ce vraiment ça, le monde? Sapristi, j’avais donc manqué des tas de choses.
Au cours d’une récente promenade en soirée, j’ai observé des corneilles qui passaient loin au-dessus de ma tête, en route pour leur dortoir. J’ai compris que si je fermais l’œil gauche et regardais seulement du droit, je distinguais chacune des plumes d’une aile déployée comme une paume aux doigts écartés.
C’était très beau.
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©2021, Dorothy Woodend. Tiré de «Things Had Gotten Cloudy. So I Got Cataract Surgery», The Tyee (24mars 2021), thetyee.ca