Ce que les publicités de cigarettes ne montraient pas

Les paysages idylliques qui vantaient la cigarette n’avaient rien à voir avec l’effroyable réalité du cancer. À l’occasion du 100e anniversaire de Reader’s Digest, nous reprenons cet article qui n’a rien perdu de son intérêt. Il a paru dans le numéro de janvier 1968 de Reader’s Digest.

Cancer: ce que les pubs de cigarettes ne montraient pas.
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Au «pays de la cigarette», la publicité télévisée montre souvent des cow-boys séduisants chevauchant des pur-sang magnifiques. On retrouve les mêmes hommes au volant de voitures de sport, dans un avion, ou revêtus d’un équipement de plongée. Ces scènes respirent la santé. Les personnages affichent de l’assurance ; les femmes sont ravissantes et toujours souriantes.

Je connais un autre pays. Dont peu reviennent. Dans cette région triste, il n’y a ni hommes forts, ni sourires, ni jolies filles. Les chefs d’entreprise et les employés de magasin s’y ressemblent tous. Non qu’ils porteraient le même costume, mais parce que vivre sur le bord abrupt d’un mince espoir donne à leur visage la même expression hantée.

Je parle du pays du cancer. J’y ai été.

(Les fumeurs qui ont de la difficulté à écraser peuvent essayer ces trucs efficaces pour arrêter de fumer.)

Les terribles conséquences de la cigarette.
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Les terribles conséquences du tabagisme

J’ai 44 ans. J’ai une femme et deux jeunes enfants. En 1963, employé d’une compagnie d’assurances, j’avais un bon salaire et un avenir souriant. La même année, en mai, j’ai commencé à avoir du mal à déglutir. Notre médecin de famille s’est engagé à me recommander à un spécialiste de la gorge si le problème persistait au-delà d’une semaine. De fait, il a persisté. Le spécialiste n’y a vu qu’un banal «problème nerveux», diagnostic qu’il reconfirmera au mois d’octobre suivant. Convaincu qu’il ne s’agissait pas que des nerfs, je suis finalement entré à l’hôpital en janvier 1964. Là, un médecin m’a annoncé le plus doucement possible que j’avais un cancer de la gorge. Apprenez-en plus sur les symptômes et signes du cancer de la gorge.

J’ai aussitôt pensé que j’allais mourir et que ma femme Eileen serait contrainte de vendre la maison. Nous l’avions achetée à peine deux ans auparavant. Quel dommage que mes enfants ne puissent pas grandir là!

Le médecin a souhaité m’envoyer dans un hôpital réputé. Deux jours plus tard, je m’y rendais en voiture avec Eileen. On m’a installé dans une chambre à quatre lits au sixième étage de l’aile est. Le six-est, pour les initiés.

J’ai eu du mal à en croire mes yeux quand j’ai vu mes trois camarades de chambre. C’était l’heure du dîner et tous «mangeaient». Rien à voir avec ces pubs à la télé où on se retrouve autour d’un feu de camp. Debout, près de son lit, chaque patient versait avec précaution un liquide rose dans un tube de verre qu’il levait ensuite au-dessus de sa tête pour que le liquide se vide dans une fine sonde de plastique transparent raccordée à son nombril.

Privés de gorge, de bouche, de langue et d’œsophage qu’une intervention chirurgicale leur avait enlevés, il leur était impossible de s’alimenter autrement. Je voyais le fond de leur gosier – la gorge était ouverte de la mâchoire inférieure pratiquement jusqu’au sternum. Un imposant bandage absorbant sous le menton recueillait un flux continu de salive.

Depuis la découverte de mon cancer, c’est la vue de ces «alimentés par sonde» qui m’a le plus secoué et déprimé. Après avoir enfilé un pyjama et un peignoir, je suis vite allé retrouver Eileen qui m’attendait dans le solarium. J’ai allumé en tremblant une cigarette et observé les patients qui nous entouraient, dont certains seraient morts peut-être dans une semaine ou deux.

Le médecin chargé de mon dossier nous a rejoints. Je lui ai fait comprendre que je ne voulais en aucun cas ressembler aux autres patients. Plutôt mourir que d’être charcuté. Il m’a conseillé de ne pas y penser, une opération aussi sévère ne serait peut-être pas nécessaire.

Dehors, il neigeait abondamment. Eileen avait 100km de route à faire avant d’être à la maison. Je l’ai accompagnée à l’ascenseur en me montrant exagérément optimiste. «Sois prudente», ai-je glissé en l’embrassant. Les quelques heures qui ont suivi la fermeture des portes de l’ascenseur ont sans doute été les pires de mon existence.

N’ayant nulle envie d’affronter les horreurs chirurgicales qui occupaient ma chambre, je me suis réfugié dans le solarium. Mais partout mon regard croisait celui de patients à qui le bistouri avait fait perdre la langue, le pharynx, une mâchoire, la gorge, le menton ou le nez. Plusieurs attendaient une opération reconstructive qui leur ferait retrouver un visage et un cou.

Pour cela, il fallait faire pousser de la chair supplémentaire. Par quelque miracle, il est possible de faire croître ces «pédicules» à un endroit du corps que le chirurgien juge approprié. Un patient était flanqué d’un appendice de chair tubulaire en forme de U sur le cou évoquant la poignée de valise. Chez un autre, le pédicule poussait entre les omoplates, au-dessus de l’épaule droite jusqu’au trou qui perçait sa gorge sous le menton. Le morceau de chair mesurait bien 40cm.

Cigarette: la chirurgie était inévitable.
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La chirurgie inévitable

Je balançais entre horreur et pitié. À quoi allais-je bientôt ressembler? La chirurgie ne serait peut-être pas nécessaire, voulais-je me rassurer, alors je fixais les murs, le sol – tout pour éviter ces gens autour de moi.

Le téléviseur était allumé et j’entendais le ronron des pubs pour la cigarette vantant le goût merveilleux du produit. Sauf que ceux qui avaient fumé toute leur vie ne pouvaient plus en apprécier le goût – ni aucun autre du reste. La nourriture était versée dans une sonde de plastique, qui n’éprouve rien.

Dans ces pubs, tous les protagonistes avaient une voix séduisante, jeune et claire. Pas les patients du solarium. Privés de leurs cordes vocales, certains n’en avaient plus du tout. Ces spectres muets gardaient sur eux un bloc et un crayon pour se faire comprendre. D’autres, dont on avait refermé les ouvertures dans la gorge, utilisaient un appareil électrique qui ressemblait à une lampe-torche. À condition de l’appuyer sur la peau, celui-ci captait les vibrations émises à l’endroit où se situaient avant les cordes vocales. Il produisait alors une petite voix électronique – faible, mais compréhensible.

Je fus conduit le lendemain en salle d’opération pour une bronchoscopie. Cet examen interne des voies respiratoires s’apparente à une séance d’avalage du sabre. Il consiste à renverser au maximum la tête du patient qui garde la bouche ouverte pour permettre au médecin d’enfoncer un tuyau métallique au fond de la trachée. Le réflexe de déglutition s’emballe pour éjecter la sonde et coupe littéralement l’arrivée d’air. Pendant ce temps, deux ou trois médecins jettent à tour de rôle un coup d’œil au fond.

Ils pratiquent parfois une biopsie – il faut alors glisser un outil dans le tuyau pour prélever un peu de chair ici et là. Ayant manqué d’air au cours de l’examen, je me suis évanoui et j’ai repris connaissance dans mon lit. Je devais y rester au moins deux heures et il m’était interdit de manger et de boire.

Pour tenter de sauver ma voix, si importante dans le monde de l’assurance, les médecins sont convenus de tenter la radiothérapie. Le traitement a été sans effet. En août 1964, on m’a annoncé que je n’échapperais pas à l’intervention chirurgicale.

La veille de l’intervention, sachant que je perdrais définitivement la voix, j’ai voulu dire à Eileen combien je les aimais, elle et les enfants. Elle s’est montrée très courageuse. Le matin suivant, en route pour la salle d’opération, je me souviens avoir prié et répété plusieurs fois le nom de «Jésus». C’est le dernier mot que j’allais prononcer et cela semblait à propos.

Quand on prend la grande décision, mieux vaut savoir que cesser de fumer peut provoquer ces symptômes de sevrage.

La cigarette m'avait transformé en spécimen biologique.
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Un spécimen biologique

Onze heures plus tard, j’étais de retour dans ma chambre. Hormis l’heure passée en salle de réveil, tout ce temps avait été consacré à l’opération. J’ai appris le lendemain que les médecins m’avaient retiré le larynx, le pharynx, une partie de l’œsophage et quelques autres bouts de chair ici et là. J’étais maintenant un de ces «monstres» qui m’avaient tant effrayé quelques mois plus tôt. J’allais respirer par un trou pratiqué à la base de mon cou qu’on appelle une stomie.

N’ignorant pas l’apparence que me donnait cette gorge ouverte, je me sentais coupé de mon humanité – je n’étais guère plus qu’un spécimen biologique. Ce fut une période d’ajustement difficile et solitaire. Il a fallu encore huit opérations pour reconstruire la partie avant du cou. Je passais le temps en regardant la télé. Au six-est, nous étions tous, je l’avoue, fascinés de manière morbide par les publicités pour la cigarette. Après avoir fumé environ 19 000 paquets, j’avais – nous avions tous – une autre apparence que ces beaux gaillards et ces femmes ravissantes.

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Pourquoi ne pas parler du cancer dans les pubs pour cigarette?
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Au six-est…

Les jeunes d’aujourd’hui veulent être réalistes. Alors pourquoi ne pas demander aux agences recrutées par des compagnies de tabac de faire figurer dans leur publicité un patient à qui le cancer a coûté la gorge? Les publicitaires pourraient choisir un homme avec un pédicule de chair. Et demander à la caméra de faire un panoramique de la chambre où nous continuerions tous religieusement à fumer la marque X ou Y – enfin, ceux qui auraient conservé une bouche dans laquelle il serait encore possible de glisser une cigarette. Ils pourraient même engager ce type que j’ai connu, complètement dépendant, qui fumait ses cigarettes en les coinçant dans le trou qui menait l’air à ses poumons.

Au six-est, personne ne se promène à cheval, en hélicoptère ou en voiture de sport. On roule plutôt en civière vers la salle d’opération et, si on s’en tire, on nous roule dans la chambre quand c’est fini. Le six-est n’est qu’une région du pays du cancer. Au deuxième, on soigne les poumons. Par chance, je n’ai pas encore eu à m’y rendre.

Le cancer de la bouche fait partie des conséquences du tabagisme sur les dents.

Tiré de Christian Herald (octobre 1967) ©1967 Christian Herald Assn., Inc., 27 E. 39 St., New York, N.Y. 10016

Reader's Digest tirait la sonnette d'alarme sur la cigarette en 192.4
Reader's Digest
Un extrait de l’article «Une cartouche de cancer» parut en 1952.

Un petit format, de grandes histoires

C’est l’année de nos 100 ans et l’occasion de s’intéresser à l’époque où il était encore à la mode de fumer. Il y a un siècle, quantité de personnes se mettaient à la cigarette partout dans le monde. On voyait même des médecins vanter les avantages de certaines marques dans des pubs.

Pendant ce temps, Reader’s Digest tirait la sonnette d’alarme. Le premier article sur le sujet – «Le tabac fait-il du tort au corps humain?» est publié en 1924. Il s’intéresse à une étude montrant que fumer est «l’une des principales raisons qui font que, comparativement aux femmes, les hommes atteignent moins souvent le grand âge». Au fil des ans, de nombreux articles et témoignages ont paru dans les pages du RD, notamment «Une cartouche de cancer» en 1952. L’article allait contribuer à la plus forte chute du tabagisme aux États-Unis depuis le Grande Dépression.

L’article repris ici a été publié dans l’édition de janvier 1968. Trois ans plus tard, la publicité pour la cigarette était interdite à la télévision et à la radio (dans l’imprimé, cela viendra plus tard). En illustrant le contraste frappant entre le style de vie vanté dans les publicités pour la cigarette et les effets terribles du cancer, cet article y a sans doute contribué.

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Contenu original Readers Digest International Edition

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