Le don d’organes : on peut faire mieux

Des mesures simples et peu coûteuses pourraient sauver des centaines de vies au Québec.

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Le don d'organes : on peut faire mieux

Valérie Mouton sent qu’elle va mourir. Ses forces l’abandonnent. Sans son masque à oxygène, elle ne pourrait plus respirer.

En ce mois de juillet 2004, la jeune femme de 25 ans passe ses journées alitée dans la chambre vieillotte et déprimante qu’elle occupe depuis neuf mois à l’Hôtel-Dieu de Montréal.

Valérie est atteinte de fibrose kystique. Le diagnostic est tombé à l’âge de 19 mois. Cette maladie incurable touche un nouveau-né sur 3 600 au Canada.

Elle cause un épaississement du mucus sécrété dans les sinus, les bronches, l’intestin, le pancréas, le foie et le système reproducteur, entraînant la destruction progressive des voies respiratoires et digestives.

La santé de Valérie s’est mise à décliner à l’adolescence. Il y a déjà 14 mois, elle a été placée sur une liste d’attente provinciale afin de subir une greffe, car sa capacité pulmonaire était de 30 %. Elle n’est plus que de 17 % en 2004.

Pour prolonger sa vie de cinq à six ans, il existe une solution : recevoir deux poumons d’un donneur décédé de groupe sanguin identique qu’elle et de taille semblable – elle mesure 1,62 m et pèse 54 kg.

« Je crains de ne pas me rendre jusqu’à la greffe. Deux de mes amis sont morts ces dernières semaines, alors qu’ils étaient en attente d’une greffe. Signez votre carte de don d’organes ! » implore Valérie, entre deux quintes de toux.

Pour la jeune femme, le temps presse. Six mois plus tôt, on lui a retiré 71 cm d’intestins bloqués, un effet secondaire de ses puissants médicaments. Elle a ensuite fait un arrêt respiratoire. Après sa réanimation, elle a dicté ses dernières volontés à sa mère. Elle voulait être exposée dans sa robe médiévale, un chapelet entre les mains et que ses funérailles soient célébrées dans la chapelle de l’Hôtel-Dieu.

Quelques jours auparavant, elle a fait ses adieux aux membres de sa famille. « Maman, seras-tu déçue si je ne vais pas jusqu’au bout ?

- La décision d’abandonner t’appartient. Tu t’es tellement battue », dit Christiane Mouton, le cœur brisé.

Puis, le 16 juillet 2004, son pneumologue, le Dr Yves Berthiaume, entre en trombe dans sa chambre : « Nous avons un donneur ! »

Une décharge d’adrénaline inonde Valérie. Elle se voit revivre. En montant à bord de l’ambulance qui la mènera à l’hôpital Notre-Dame du CHUM, le seul centre de transplantations pulmonaires au Québec, Valérie lève le pouce en signe de victoire. « C’était ma dernière chance ! La mort ne me faisait plus peur. »

Après une délicate intervention de sept heures, le Dr Pasquale Ferraro annonce à ses parents que la transplantation s’est bien déroulée, jusqu’à ce que Valérie fasse un AVC. Le côté gauche de son corps est paralysé. Quelques jours plus tard, elle est capable de se déplacer à l’aide d’un déambulatoire, mais des mois de physiothérapie seront nécessaires.

Cinq semaines plus tard, elle retourne à la maison. Aujourd’hui, Valérie Mouton défie les statistiques et célèbre son 10e anniversaire de transplantation.

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Deux ans d’attente

Les cheveux gris et fournis, la peau mate comme ses ancêtres du sud de l’Italie, le quinquagénaire Pasquale Ferraro a toujours voulu être médecin.

Pendant ses études à Montréal et aux États-Unis, il s’est d’abord intéressé à la chirurgie cardiaque et thoracique, avant de se consacrer à la transplantation pulmonaire, une spécialité qui a vu le jour en Californie, au début des années 1980. Dès son arrivée à l’hôpital Notre-Dame du CHUM, en 1997, il dirige le programme de greffes pulmonaires.

Depuis, il a pratiqué plus de 500 transplantations, dont près du tiers auprès de malades souffrant de fibrose kystique. Il a aussi sauvé des personnes atteintes d’emphysème ou de fibrose pulmonaire. Son plus jeune patient avait 14 ans, le plus vieux, 68.

« J’étais le seul à pouvoir faire ce genre d’intervention au Québec. Je devais être disponible jour et nuit et sacrifier ma vie familiale. Depuis trois ans, mes collègues les Drs Nicolas Noiseux et Moishe Liberman, des chirurgiens thoraciques et cardiaques, peuvent me remplacer. » Ils ont appris les techniques de la greffe pulmonaire en l’assistant souvent en salle d’opération. Le travail acharné de ces spécialistes aux doigts de fée a porté ses fruits : plus de 92 % des patients survivent à la transplantation.

« Je trouve scandaleux que des malades, une quinzaine chaque année, meurent après avoir attendu deux ans, parfois plus longtemps, sans qu’on trouve à temps des organes compatibles parce qu’il n’y a pas suffisamment de donneurs », se désole le Dr Ferraro.

« Il y a quatre ans, le temps d’attente pour des poumons était près de 500 jours, ajoute le Dr Jean-François Lizé, pneumologue à l’unité des soins intensifs du CHUM et directeur médical adjoint à Transplant Québec. Il était de 743 jours en 2013. »

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Laura Leblanc, originaire de Saguenay, a attendu une greffe de poumons pendant trois longues années. Malgré la douleur que même les plus puissants analgésiques ne réussissaient plus à calmer, la jeune femme de 19 ans a toujours conservé son optimisme. En janvier 2014, la transplantation a finalement eu lieu.
Le 27 décembre 2013, Laura ne pesait que 45 kg. C’est alors qu’un donneur s’est présenté.

À sa sortie de la salle d’opération, son état était précaire. Elle a eu des problèmes cardiaques et fait deux ou trois AVC. À son réveil, ses bras ne bougeaient plus et ses reins fonctionnaient mal. « Elle ouvrait les yeux de temps en temps et pleurait », se remémore péniblement sa mère, Lina Gagnon.

Trois semaines après la greffe, il n’y avait plus aucun espoir de guérison. Ses parents l’ont étreinte une dernière fois. « Elle aurait sûrement survécu si la transplantation avait pu avoir lieu quelques mois plus tôt », déplore Lina Gagnon.

La fin tragique de Laura a ébranlé tous les patients en attente d’une greffe de poumons à l’Hôtel-Dieu du CHUM.

« Je pense toujours à elle », raconte Alexandra Beaudry, 25 ans, hospitalisée depuis plusieurs mois dans la chambre qu’occupait Laura. L’étroite pièce dans laquelle est confinée la jeune femme est remplie d’appareils médicaux, de bombonnes d’oxygène, de tubes intraveineux.

Avec un autre greffé pulmonaire et ex-candidat péquiste aux dernières élections, Tomy-Richard Lebœuf-McGregor, qui en a eu l’idée, Alexandra soutient une pétition pour que le don d’organes devienne obligatoire au Québec, à moins que la personne décédée ait refusé en s’inscrivant dans un registre, comme cela se fait dans certains pays européens.

Actuellement, pour exprimer son accord, tout Québécois doit avoir signé l’endos de sa carte d’assurance maladie ou s’être inscrit au Registre des consentements aux dons d’organes et de tissus de la Régie de l’assurance maladie.

Selon Transplant Québec, un organisme créé par le ministère de la Santé et des Services sociaux pour coordonner les dons d’organes, 2013 a été une année exceptionnelle avec 165 donneurs, soit 45 de plus que l’année précédente. Six cent un organes, dont 120 poumons, ont été greffés. Toutefois, 1 047 patients étaient toujours sur une liste d’attente, parmi lesquels 87 espéraient une greffe pulmonaire.

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Un projet pilote créé en juin 2013 a probablement joué un rôle significatif dans cette augmentation. L’hôpital du Sacré-Cœur de Montréal s’est joint aux huit centres hospitaliers autorisés à faire des prélèvements d’organes répartis entre Sherbrooke, Québec et la métropole. Mais contrairement aux autres hôpitaux, il est capable de recevoir dans un délai d’une heure les donneurs provenant de différentes régions. Quelque 200 travailleurs de la santé se relayent pour assurer la continuité du service, qui coûte environ 2,5 millions de dollars par an. Contre toute attente, il y a eu 55 donneurs en un an et 198 organes ont pu être sauvés.

« Grâce à notre concept unique au Québec, explique l’instigateur du projet, le Dr Pierre Marsolais, spécialiste de médecine interne à l’unité de soins intensifs de l’hôpital du Sacré-Cœur, nous avons pu prélever les organes de 17 patients qui auraient autrement été rejetés. » Car les règles interdisent souvent une transplantation. On a ainsi refusé 346 donneurs en 2013. Ils avaient entre autres une maladie transmissible comme le VIH, ou un cancer, des antécédents médicaux graves, ou encore leurs organes n’avaient pas été conservés correctement.

À peine 1 % des Québécois qui décèdent répondent aux critères médicaux et légaux d’un donneur. Il doit y avoir décès neurologique, c’est-à-dire que le cerveau est irrémédiablement détruit, ou encore une mort cardiovasculaire. Plus de la moitié des donneurs meurent d’un AVC, les autres de traumatismes crâniens et d’anoxies, un manque d’oxygène au cerveau.
« Une personne peut donner jusqu’à huit organes, souligne le Dr Marsolais. Malgré cela, on réussit généralement à en prélever trois ou quatre. »

Seuls 25 % des poumons sont utilisables car ils sont extrêmement fragiles. Pour augmenter ce pourcentage, le CHUM vient de faire l’acquisition de deux appareils de perfusion ex vivo achetés au coût de 400 000 dollars en Suède, permettant de mieux conserver les organes.

« On pourra réaliser jusqu’à 12 greffes supplémentaires par année », se réjouit le Dr Ferraro.

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Trop de refus

« Il faut sensibiliser davantage les familles, explique le Dr Pierre Marsolais, car elles ont le droit de ne pas respecter le souhait du défunt même si sa carte a été signée. Cela se produit dans 37 % des cas. » De plus, selon le Dr Lizé, près de 20 % des donneurs potentiels ne sont pas identifiés. 

Le médecin est convaincu que la solution serait d’imiter les Espagnols. Au début des années 1990, ils ont créé un système dont les figures clés sont des médecins aux soins intensifs des hôpitaux occupant à mi-temps la fonction de coordonnateur des transplantations. Leur rôle est d’améliorer le repérage des donneurs, tout en offrant de la formation aux professionnels de la santé. Alors que le taux de donneurs décédés a atteint l’an dernier un sommet de 20 par million d’habitants au Québec, l’Espagne est au premier rang mondial avec 35 donneurs par million d’habitants en 2012.

Selon une étude du Collège des médecins, si le Québec améliorait son système, il pourrait faire encore mieux en atteignant un taux de 40,5 donneurs par million d’habitants, soit 344 donneurs et 1 290 organes prélevés par an, plus du double de ce qui se fait actuellement. Depuis deux ans, cela aurait été probablement suffisant pour éviter la mort à 107 personnes inscrites sur une liste d’attente.

À 52 ans, le Dr Marsolais parle avec expérience du rapport de confiance qui doit exister entre la famille endeuillée et le médecin venu leur expliquer l’état de santé irréversible du patient. Il doit connaître en détail le sujet, s’asseoir avec les proches et s’assurer qu’ils comprennent bien en répondant à leurs nombreuses questions, avant d’en venir à la possibilité du don d’organes lors d’une rencontre subséquente.

« Si on prend le temps de bien faire les choses, il est prouvé que le consentement monte en flèche », souligne-t-il.

Le don d’organe est un acte confiden­tiel tant que la famille du donneur ou le receveur n’entament pas des démarches auprès de Transplant Québec. Valérie Doiron ne saura sans doute jamais qui était son donneur. L’Acadienne de 25 ans a été hospitalisée sept mois à l’Hôtel-Dieu de ­Montréal avant de recevoir la nouvelle qui allait mettre fin à presque trois ans
d’attente, en avril 2014.

Valérie a été greffée avec succès et a quitté les soins intensifs en un temps record de 32 heures. Deux semaines plus tard, elle recevait son congé de l’hôpital, respirant à pleins poumons. « Je dois prendre une trentaine de médicaments antirejet, mais je vis ! Je vais pouvoir travailler, voyager, avoir une maison ! »

« C’est beaucoup une trentaine de médicaments chaque jour, mais lorsqu’on est atteint de fibrose kystique, on doit absorber autant d’antibiotiques et de suppléments vitaminiques avant d’être greffé », précise Alexandre Grégoire, le seul patient à avoir subi au Québec une transplantation simultanée des poumons et du foie au CHUM, en octobre 2012.
L’homme de 35 ans vient de retourner au travail en comptabilité. Il fait la promotion de saines habitudes de vie en parcourant chaque semaine jusqu’à 200 km à vélo, et prononce des conférences dans les écoles pour briser les tabous.

L’après n’est cependant pas toujours facile. Valérie Mouton le sait mieux que quiconque. « J’ai eu de nouveaux poumons mais j’ai perdu mes oreilles ! » Elle est en effet devenue complètement sourde au lendemain de sa greffe. « La prise de puissants médicaments a détruit mon ouïe. »
Après l’opération, son apparence avait aussi beaucoup changé. Elle avait perdu ses cheveux. Son visage était gonflé par les médicaments. Elle a fait une dépression qui a duré près d’une année.

À l’été 2005, elle a reçu un implant cochléaire qui lui permet d’entendre partiellement. En 2011, elle a dû subir une greffe de rein, les siens ne pouvant plus fonctionner correctement à cause du diabète entraîné par la cortisone. Elle a dû faire beaucoup de deuils : ne pas pouvoir travailler en garderie en raison de ses capacités réduites, ne pas avoir d’enfants, vivre des peines d’amour car sa maladie fait peur à certains hommes.

Valérie Mouton sait qu’une autre greffe pulmonaire risque d’être ­nécessaire un jour. Après 10 ans, sa capacité pulmonaire est redescendue
à 36 %. « Je souhaite que cela se produise le plus tard possible car ça me fait peur. Une seconde transplantation est très risquée. »

En moyenne, au Québec, 40 enfants atteints de fibrose kystique naissent chaque année. Alors qu’en 1960 leur espérance de vie ne dépassait pas cinq ans, l’âge moyen de survie est aujourd’hui de près de 50 ans. « Ce qui suscite beaucoup d’espoir à court terme, ce sont les travaux menés en laboratoire, comme ici au centre de recherche du CHUM, afin de modifier la génétique des poumons transplantés et les rendre plus résistants aux rejets, se réjouit le Dr Pasquale Ferraro. Cela prolongera encore la vie des personnes greffées. »

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