Accros au sucre
Bien calée dans le sofa devant la télé, je sens l’envie qui m’envahit. Plus je lutte, pire c’est. J’angoisse, je gigote et, au bout de 20 minutes, je cède. J’ouvre ma planque – le congélateur – et je m’administre une dose. Ah, je sens enfin le bonheur me couler dans les veines. C’est fou l’effet de quelques cuillerées de crème glacée!
Pour mon cerveau, la crème glacée est comme la cocaïne. Des données probantes montrent que les aliments riches en sucre, en gras et en sel – la malbouffe en général – agissent sur la chimie du cerveau comme des stupéfiants.
Selon certains, les données sont maintenant suffisantes pour justifier la réglementation gouvernementale de l’industrie de la malbouffe et des avertissements sur les produits à forte teneur en sucre et en gras.
Un avocat affirme que les preuves sont suffisantes pour mener une bataille juridique contre l’industrie de la malbouffe qui trafique sciemment des aliments nocifs – comme on l’a fait pour l’industrie du tabac dans les années 1980 et 1990. Vu l’obésité qui progresse partout, je ne suis pas la seule à aimer les sucreries, mais est-ce vraiment aussi grave que la toxicomanie?
Cette idée, aujourd’-hui très répandue, a été avancée pour la première fois il y a plus de 20 ans. En 1988, la sucromane avouée Nancy Appleton proposait dans Lick the Sugar Habit une liste de facteurs permettant de déterminer si on avait le profil du « drogué ». En 2001, les neuroscientifiques Nicole Avena et Bartley Hoebel ont entrepris d’examiner les origines biologiques de la dépendance au sucre.
Leur expérience consistait à offrir à des rats, 12 heures par jour, un sirop aussi sucré que les boissons gazeuses ordinaires, et ce, en plus de leur ration habituelle de nourriture et d’eau. Après un mois, les rongeurs affichaient un comportement chimiquement identique à celui des rats morphinomanes. Ils se gavaient de sirop et devenaient anxieux si on le leur retirait – un symptôme de sevrage. Mais surtout, chaque fois qu’ils avalaient le sirop, leur cerveau sécrétait de la dopamine (un neurotransmetteur), même après des semaines de ce régime.
Or cela n’est pas du tout normal. La dopamine est à l’origine de la recherche du plaisir – dans la nourriture, la drogue ou le sexe. Elle est essentielle à l’apprentissage, à la mémoire et à l’établissement des circuits de la récompense. En temps normal, le corps en sécrète en réponse à un nouvel aliment, dit Avena, mais pas à un aliment auquel on est habitué. « C’est là une caractéristique de la toxicomanie. »
Depuis cette célèbre étude, quantité d’expériences ont confirmé les résultats. Mais c’est une étude récente sur des sujets humains qui a permis d’établir que l’attrait pour la malbouffe est bel et bien une dépendance.
On décrit habituellement la toxicomanie comme un engourdissement des circuits de la récompense, causé par l’abus de certaines drogues. Or c’est ce qui se produit dans le cerveau des personnes obèses, dit Gene-Jack Wang, chercheur au laboratoire national Brookhaven du département américain de l’Énergie. En 2001, Wang a découvert chez les personnes obèses une carence en dopamine très similaire à celle qu’on observe chez les toxicomanes.
Dans ses études subséquentes, Wang a constaté chez des sujets (non obèses) une montée de dopamine dans le cortex fronto-orbitaire – aire du cerveau sollicitée dans le processus décisionnel – devant l’image de leurs aliments préférés. Or cette même aire s’active chez les cocaïnomanes à la vue d’un sac de poudre blanche.
La sensation de plaisir
Eric Stice, neuroscientifique à l’institut de recherche de l’Oregon, a tenté d’évaluer la prédisposition d’une personne à la dépendance à la malbouffe en examinant comment elle réagissait après avoir rapidement avalé du lait frappé au chocolat.
Il a remarqué que la poussée de dopamine est plus forte chez les adolescents de parents obèses que chez ceux de parents minces. « Dès la naissance, il y a des gens pour qui manger est plus jouissif », souligne Stice. Mais plus ils mangent, plus ils émoussent leurs mécanismes de récompense ; la nourriture devenant ainsi moins satisfaisante, ils sont portés à manger davantage pour compenser. On voit la même chose dans l’abus chronique d’alcool et de drogues, a-t-il ajouté.
À l’inverse, d’autres personnes sécrètent de faibles taux de dopamine lorsqu’elles mangent des plats appétissants, mais sont aussi exposées à un risque accru d’obésité car elles doivent manger davantage pour que le niveau de dopamine libéré soit gratifiant.
Ces études donnent donc à penser que la dépendance alimentaire se développerait chez deux types de personnes : celles qui trouvent dans la nourriture une gratification supérieure à la moyenne et celles pour qui la gratification n’est pas suffisante!
La malbouffe
De toute évidence, la malbouffe ne se limite pas à la décharge de sucre ; c’est souvent un cocktail explosif de sucres, de gras et de sel. Le neuroscientifique Paul Kenny, de l’institut de recherche Scripps, en Floride, a analysé les conséquences d’un régime de malbouffe sur le comportement et la chimie du cerveau du rat.
Il s’est demandé si la réponse des rongeurs nourris à la malbouffe serait similaire à celle des rats cocaïnomanes qu’il étudiait. Il a divisé sa population en trois groupes. Le premier, le groupe témoin, recevait la nourriture habituelle. Le second pouvait manger les fantaisies qu’il voulait – bacon, chair à saucisse, glaçage et chocolat – une heure par jour et recevait le reste du temps la ration habituelle. Le troisième avait droit au buffet à volonté : malbouffe et nourriture habituelle.
Après 40 jours de ce régime, Kenny a retiré la malbouffe. Les rats qui en avaient sans restriction ont fait la grève de la faim. «On aurait dit qu’ils étaient devenus allergiques à la nourriture saine», indique ce dernier. Ils ont recommencé à manger normalement après deux semaines.
L’accès illimité à un stupéfiant comme la cocaïne agit fortement sur le cerveau, poursuit le chercheur, mais on se serait attendu à ce que l’effet addictif de la nourriture soit moins prononcé. «Or les changements sont survenus rapidement, avec des effets saisissants.»
Certains affirment maintenant que les méca-nismes biologiques déclenchés par les aliments vides riches en sel, en sucre et en gras sont aussi puissants et difficiles à combattre que ceux des stupéfiants. Comme nous réglementons les drogues en raison des dangers qu’elles comportent, serait-il temps de resserrer la vis à la malbouffe?
John Banzhaf, l’avocat qui, dans les années 1960, a remporté le procès qui a fait obligation aux stations de radio et de télé américaines à diffuser gratuitement des messages antitabac, s’intéresse maintenant à la responsabilité de l’industrie alimentaire dans l’épidémie d’obésité. Selon lui, il existe assez de données pour que le chef des services de santé des États-Unis produise un rapport sur la dépendance à la malbouffe, comme ce fut le cas pour la dépendance à la nicotine en 1988. Mais il reconnaît que la cause sera difficile à prouver. « La malbouffe n’est pas un produit chimique isolé. On ne peut pas dire qu’un hamburger triple avec fromage et bacon entraîne la dépendance », dit-il. Il faudra des quantités plus précises de sucre, de sel et de gras.
Aux États-Unis, des signes annoncent déjà les changements. Les gras trans ont été bannis des restaurants de New York et de toute la Californie, et des écoles ont retiré des boissons gazeuses en attendant une loi qui les interdira.
Rien d’étonnant à ce que l’industrie des aliments et boissons affûte ses armes. La malbouffe crée de la dépendance seulement chez «une partie de consom—-ma-teurs n’ayant pas la discipline voulue », dit Hank Cardello, ex-cadre de Coca-Cola, entre autres, et boursier invité à l’institut Hudson, un groupe de réflexion de Washington, D. C. «Les gens ne modifieront pas leur comportement. Il faudrait plutôt réduire le nombre de kilojoules en circulation.»
Par exemple, si on offrait des allègements fiscaux aux entreprises produisant des aliments faibles en kilojoules, on n’éliminerait pas les fabricants de malbouffe. Mais comme Kessler le rappelle, les consommateurs ont le dernier mot.
Il est possible de décrocher, j’en suis la preuve. Après un brutal sevrage de deux semaines, j’ai vaincu ma dépendance à la crème glacée. Si seulement je pouvais en faire autant avec la télé-poubelle…